Tribune libre du 14 décembre 2018, publiée dans le journal L’Humanité, par Willy Pelletier , président de la Fondation Copernic
Sur le barrage, on l’a sorti du coffre le drapeau rouge. Sur la N2, dans l’Aisne où Le Pen fait 65% des voix, souvent plus. Gilles, Paul, Luc, ont gueulé : « enlevez ça, tu déconnes, on est pas CGT ». On leur a dit qu’eux, ils ont planté un drapeau français il y a une semaine. Ils votent FN. Il y a peu, on se serait foutu sur la gueule, direct. Là, on a bu un coup, pas mal de cannettes. Ils votent FN mais d’abord ce sont des potes. Potes de barrage, potes de grillades. On tient ce barrage ensemble, nuits, matins glacés. Le drapeau rouge est resté. Gilles du FN, au barrage, on a fêté son anniv à trente-cinq. Il avait les larmes, et « c’est pas le mec qui chiale », dit Luc qui collait des affiches Le Pen avec lui. Gilles m’a dit, « d’habitude, je le fête qu’avec mon clebs, alors là… ».
Ici la réclusion est partout. Clubs de sport, clubs d’anciens, ferment. Pour accoucher, 60 km de voiture. Les magasins, les églises, les cafés, pareil, fermés.
Nos avenirs sont fermés. Sur les barrages, on l’ouvre ! On ouvre l’avenir.
En 2017, pour dire « fuck », des mecs criaient : « on est français ! ». Là ils crient : « hausse du smic ! ». Le clivage nationaliste cède le pas au clivage social.
L’on revit ensemble. Jordan aussi vote FN. Il m’a dit hier, « je vois plus trop pareil, le barrage ça fait sauter des bouchons dans ma tête, on a tous les yeux bleus dans les gyrophares ». Au barrage, il a croisé Malika. Depuis, total in love. Il bosse en plomberie. Dimanche, l’après-midi, il l’a passé chez Hassan et Louna, les parents de Malika, pour voir si leur plomberie, ça va. Il dit, « j’étais baisé du cerveau, le monde je voyais pas comme il tourne, c’est les patrons riches, les mecs des banques, qui font chier, pas les gens du peuple, personne du peuple, personne, c’est pas nous qui nous volons, c’est d’en haut qu’ils volent ».
Ces barrages sont des colères, ces barrages sont des bonheurs. Ces barrages sont des réconciliations.
Ces barrages sont la reconstruction d’une classe en acte, de nos intérêts de classe ; le surgissement lent, précieux, d’une conscience de classe. Parce qu’on lutte côte-côte, qu’on endure les mêmes galères, venues des mêmes causes et des mêmes prédateurs.
Ces barrages perdront ? « Barrage contre le Pacifique » écrivait Duras.
Barrages de palettes, de troncs frêles, de gilets, contre l’océan de puissance des riches – et ceux qu’ils paient pour nous étouffer. Ces barrages vite perdront ? Jamais. Les barrages ont déjà gagné. Ils changent les visions du monde, ruinent les docilités, défont et refont les identités. Intimement. Dans l’Aisne, devenus drapeaux, ils sont collés aux portes des maisons, les gilets jaunes, ils volent dans la pluie, le vent, aux fenêtres. Ils sont sur les scoots des jeunes, les tracteurs des ouvriers agricoles, les chantiers. A Cora, des mamans, des vieux dont les mains disent le travail d’une vie, des étudiantes, font les courses en gilet jaune ; des caissières les croisant, sortent le gilet mis sous leur caisse. On ne s’est jamais autant souri.
D’autres luttes clamaient Black is beautiful, et d’autres luttes encore, nous sommes lesbiennes, gays, « pride ! ». Les barrages disent pareil : « populaire is beautiful », « lutter est notre pride« . Et avec tant d’élan (cet animal sympathique).
Qui l’eut prédit ? La nouvelle couleur du drapeau rouge est un gilet jaune. L’histoire perpétuellement échappe aux maîtres qui croient contrôler les gueux. Avant d’être dans les bagnoles, les gilets jaunes se portaient sur les chantiers.