La loi sur l’immigration proposée par la candidate est bien plus radicale qu’elle ne le laisse entendre. Son projet, qui rompt avec le principe d’égalité, viole les conventions européennes, les principes élémentaires de notre justice et la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1789. Décryptage. Par Matthieu Aron · Publié le
l faut lire, et relire, le projet de loi référendaire de Marine Le Pen. Jusqu’au bout et dans tous ses détails. Il est en accès libre sur le web. Bien visible donc. Pourtant, certaines de ses énormités semblent être passées sous les radars. Ce texte intitulé « Citoyenneté, identité, immigration » constitue la clef de voûte de tout le programme présidentiel de la candidate qualifiée pour le deuxième tour. Et surtout son « vrai » projet, loin du discours édulcoré qu’elle tient, tout sourire, sur les plateaux de télévision.
Marine le Pen, on le sait, compte faire adopter ce projet de loi dans les six mois qui suivront son élection. Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’elle n’ambitionne pas seulement, si l’on peut dire, de bloquer l’arrivée des immigrés ou de se montrer plus sévère avec les clandestins. La présidente du RN cible aussi, sinon avant tout, les familles, les hommes, les femmes, en situation régulière et en France depuis souvent des décennies. Ces derniers, si elle arrive au pouvoir, seront réduits au rang de sous-citoyens ne disposant pas des mêmes droits que les « nationaux ». L’objectif est de les priver de ressources afin de les pousser à quitter le territoire. Voilà le but poursuivi par Marine Le Pen même si elle ne l’énonce pas aussi clairement.La suite après la publicité
Une « remigration » qui ne dit pas son nom
Car la « préférence nationale » ne consiste pas uniquement à privilégier les Français. Elle vise aussi à obliger des milliers de personnes à « rentrer chez eux ». La « remigration » prônée par Zemmour avance ici de façon masquée. Mais jusqu’ici, Marine Le Pen n’a pas eu à s’en expliquer, ses adversaires concentrant principalement leurs attaques, et à juste titre, sur le terrain constitutionnel. Son projet viole en effet tout à la fois les conventions européennes, les principes élémentaires de notre justice et la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1789. Ce que Marine Le Pen, avocate de profession, sait pertinemment. C’est bien pour cela qu’elle s’appuiera, dit-elle, sur le « peuple » pour contourner le parlement et procéder par « référendum ». Une démarche que le constitutionnaliste Dominique Rousseau qualifie de « coup d’Etat contre l’Etat de droit ».Le Conseil constitutionnel bloquera-t-il le référendum que promet Marie Le Pen si elle est élue ?
De cela, Marine Le Pen ne se cache d’ailleurs même pas. « Depuis trente ans, peut-on lire dans l’exposé des motifs de son projet référendaire, la jurisprudence constitutionnelle (en clair, la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales) donne quasiment les mêmes droits aux Français et à ceux qui ne le sont pas. » C’est cette égalité qu’elle entend rompre pour instituer une discrimination clairement assumée entre « nationaux » et étrangers, notamment en matière d’emploi ou d’accès à un logement social. Elle à l’Elysée, si deux familles, une « nationale » et une « étrangère », sonnent à la porte d’un office de HLM, la première passera systématiquement devant. Idem lors d’un entretien d’embauche : les Français d’abord. Et cette forme de discrimination qui est actuellement considérée comme un délit, passible d’une peine de trois ans de prison et d’une amende pouvant aller jusqu’à 45 000 euros, deviendra de facto la règle à suivre.
Le retour vers un passé tragique
Cette rupture d’égalité n’est cependant que la face immergée d’un projet de loi qui entend aussi redéfinir « l’accès des étrangers à l’exercice de certaines professions ». Lesquelles ? Dans l’article 1 figure la précision suivante : « La loi pourra interdire l’accès à des emplois dans l’administration, des entreprises publiques, et des personnes morales chargées d’une mission de service public aux personnes qui possèdent la nationalité d’un autre Etat. » Dans cette phrase, il faut s’arrêter sur chaque mot ou presque. « Ceux qui possèdent la nationalité d’un autre Etat » ? Autrement dit, les binationaux (soit environ 3, 5 millions de personnes).
Aujourd’hui, ces derniers peuvent, comme tous les Français, exercer dans la fonction publique ou l’administration, également ouvertes aux étrangers sous le statut de contractuels (20 % des effectifs). La candidate Le Pen, si on lit bien ses écrits programmatiques, se donne les moyens de tous les en exclure. Comme elle veut les bouter hors d’un autre secteur d’emploi, celui « des personnes morales chargées d’une mission de service public ». C’est-à-diredes entreprises ou associations œuvrant dans le domaine du social ou de la santé, mais aussi de l’enseignement privé ou du ramassage des ordures dans les municipalités. Des pans entiers d’activités, à La Poste, EDF, ou la SNCF, sont aussi concernés par les restrictions envisagées par la postulante du RN. Si son texte entrait en application, des millions d’emplois seraient donc potentiellement interdits aux étrangers comme aux binationaux. Un véritable séisme économique et humain. Et un retour vers le passé, tragique. Marine Le Pen ne renoue pas avec n’importe quelle histoire.
En 1899, dans l’exposé des motifs d’une loi déposée au Parlement pour « écarter de la fonction publique tous les descendants d’étrangers jusqu’à la quatrième génération », les rédacteurs écrivaient : « L’étranger est partout, il envahit la banque, les professions libérales, il accapare à son profit certaines industries qui jusqu’alors étaient entre les mains des Français. » Sous le régime de Vichy, la loi du 27 septembre 1940 stigmatisait tout autant « les étrangers en surnombre dans l’économie française ». Interrogé par « l’Obs », l’historien Denis Peschanski rappelle que cette législation « a conduit à l’internement d’environ 400 000 étrangers, regroupés dans des “groupements de travailleurs étrangers” sous l’autorité du ministère du Travail et sous la surveillance de la gendarmerie ». Le Rassemblement National, s’effraie encore l’historien, s’inscrit aujourd’hui « dans le même genre de logiciel ».
La fin du regroupement familial
Résumons : Marine Le Pen au pouvoir, les étrangers se verraient bannis de nombre d’emplois. Sa loi prévoit aussi de pouvoir les priver « d’activités associatives » et « de représentation professionnelle ou syndicale ». Sans ressources (puisqu’elle s’engage également à leur couper toutes les allocations familiales et les aides issues d’une quinzaine de dispositifs de solidarité), ils se retrouveraient vite en situation d’expulsion, la présidente d’extrême droite ayant par ailleurs décidé, en application de son programme, de faire partir de France, les non-nationaux au chômage depuis plus d’un an ! Et exit le « droit du sol » à l’âge de la majorité pour leurs enfants nés et ayant vécu en France. Fini aussi le regroupement familial, à de très rares exceptions près. Quant aux étrangers qui désireraient malgré tout s’installer dans l’Hexagone sous férule lepéniste, ils auront à prouver qu’ils sont « titulaires d’un contrat d’assurance couvrant leurs frais de santé » car prévient la candidate du RN, « ils ne peuvent constituer un coût pour le système de protection sociale et pour les finances publiques ».
Rompre avec le principe constitutionnel d’égalité, bloquer l’accès des étrangers à de nombreuses professions, les priver d’allocations familiales, annuler le droit du sol, durcir les possibilités de naturalisation, et empêcher que les familles se réunissent, toute cette politique n’a qu’une finalité qui figure dans le projet de loi défendu par Marine Le Pen : « que l’installation des étrangers sur le territoire national » ne puisse en rien « modifier la composition et l’identité du peuple français ». La candidate RN en appelle à un sursaut qu’elle qualifie de « civilisationnel ». Sur ce plan, elle a raison. Si elle gagne le 24 avril, la France ne sera plus la France.
– Précision : Suite à la publication de cet article, l’entourage de Marine Le Pen a souhaité réagir. Son directeur de cabinet Renaud Labaye nous confirme que « les binationaux sont bien concernés par une possible interdiction d’exercer dans certains secteurs. » Mais, tient-il à préciser, « comme il s’agit d’un texte constitutionnel, il fallait ouvrir large les possibilités. Ensuite , il est prévu que la loi restreigne le champs des interdictions ». Par Matthieu Aron