Un article paru dans Pratiques, cahiers de la médecine utopique en juillet 2018. Le rire…
Les Guignols de 1991 et ensuite
L’humour des « Guignols de l’Info » a marqué plusieurs générations. Lors de la Guerre du Golfe de 1991, leurs caricatures quotidiennes s’opposaient à la propagande militaire et étatique qui monopolisait l’information des autres chaînes. Les mensonges d’État colportés par une foule de communicants, d’éditorialistes et de généraux en retraite, portaient une censure renouvelée, cachant les cadavres, les massacres. Les caricatures soulignaient le vide du bavardage.
En 1995, ils ridiculisèrent Balladur, sa morgue, son mépris de classe. On les accusa d’avoir été les acteurs décisifs de la victoire électorale de Chirac. Ils le surnommèrent avec acuité « super-menteur » par la suite.
Retour à la vie politique officielle. En 2004, le Traité constitutionnel européen fut rejeté massivement par référendum ; les principaux partis politiques lurent dans ce désaveu l’inculture politique de la majorité du peuple français, hormis les classes supérieures des métropoles. Depuis, nous savons que c’est une rupture dans la vie politique française qui eut lieu. Dans les milieux populaires et dans la jeunesse d’abord, les responsables politiques avec leurs éléments de langages préfabriqués furent disqualifiés largement et durablement. Progressivement alors les marionnettes furent plus connues que leurs modèles.
Les années suivantes, les comiques, spécialistes de la dérision, devinrent omniprésents dans les médias. Dans le même temps, les vedettes médiatiques, actuelles ou anciennes se commémorèrent et s’amusèrent ensemble à n’en plus finir dans des émissions multiples. Les youtubeurs vinrent ensuite étendre encore cet univers où l’on rit entre soi devant des publics vastes. C’est devenu un comique à la chaîne qui se copie, se reproduit, ne s’arrête jamais, qui est quotidien, quasi-continu. Un rire découpé en éléments de rigolade qui sont autant de marchandises rentables.
Dans l’univers des médias, ce comique vient en regard des émissions anxiogènes, constituées
à partir de faits divers, de séries policières, de meurtres à toute heure du jour et de la nuit.
Dans les deux cas, comique et crimes, l’intelligence est peu sollicitée.
Si dans le début des années1990, se rire des politiciens et des militaires à cette échelle de masse fut un événement, le rire est devenu mécanique et grinçant, systématique. Les professionnels de la joie médiatique, à se moquer de tout sans trêve, laissent apercevoir leur aspect caché qui est celui d’un procureur, d’un moraliste approximatif.
Desproges et les nazis
Pour avoir une idée de ce changement social et de ses conséquences, faisons un saut dans le temps, dans les années 1980. Pierre Desproges, humoriste inquiet (mort en 1988), est souvent cité en référence dans l’univers de l’humour. Il s’interrogeait en 1983, dans une émission radiophonique de France inter où Jean-Marie Le Pen était invité, sur la possibilité de « rire de tout avec tout le monde ». A cette époque, dans les salles de théâtre où son public le connaissait, où une habitude de plaisanteries partagées rapprochait les participants de la petite foule de son public, oui, il pouvait alors rire de tout. Hors de ce milieu, la question se compliquait.
Longtemps après sa mort, le site d’extrême-droite du « national-socialiste » Alain Soral a mis en ligne un sketch de Desproges sur les Juifs. Soral voulait rire des Juifs entre nazis ; il voulait confisquer pour les antisémites un sketch n’ayant aucune affinité avec eux. Les filles de Desproges rappelèrent aux antisémites que les spectacles de leur père n’étaient pas libres de droits, qu’elles leur en refusaient l’ accès.
Cet exemple me semble suffire à montrer qu’on ne peut pas rire si aisément des Juifs avec les antisémites, pas des Arabes avec les racistes, pas des Roms avec les Gadjos, etc . Et cela permet de dire que le rire marchandisé est un rire inquiétant en notre continent européen où les discours élitistes et d’exclusion ont le vent en poupe.
Dans ce qui est devenu un monde médiatique de la dérision généralisée, nous ne pouvons nous étonner que l’on rie des féministes, des femmes violées, des pauvres, des infirmes, des syndicalistes, et de tant d’autres d’un rire impitoyable et ricanant.
Rire avec Freud
Cependant, des rires en petits comités existent toujours ; dans ces petits comités ayant une affinité forte en commun. Des rires étonnants, subtils, créatifs. Un passage par Freud va nous aider à préciser notre propos. Il a écrit un livre sur le « Mot d’esprit et ses relations avec l’inconscient », les autres productions de l’inconscient étant les rêves, les lapsus et actes manqués , et les symptômes. Le mot d’esprit appartient cette série de productions de l’inconscient. Dans son ouvrage, Freud fait référence à de nombreuses histoires juives, des histoires de marieurs en particulier, à des néologismes qui suscitent le rire ; il ne cherche pas à différencier comme c’est souvent l’usage de nos jours entre comique, humour, dérision, caricature.
Chez les psychanalystes modernes, Jacques-Alain Miller reprenant Jacques Lacan dit que celui ci cherchait dans ces mots d’esprit, à la suite de Freud, un « signifiant nouveau échappant au code ».
Le vrai mot d’esprit est celui « qui apporte du nouveau dans le dire ». Et pour qu’il y ait Witz, mot d’esprit, il faut que cette production d’un signifiant inattendu soit reconnue comme telle par un Autre ; il faut qu’elle rencontre son public. Et « pour qu’il y ait mot d’esprit, il faut qu’il y ait des références communes, une langue commune, un lien social ». Ceci est essentiel.
Ainsi, le mot d’esprit est préparé mais il échappe au sujet, et il devient mot d’esprit lorsqu’il y a le public qui accepte que la « la jouissance fasse irruption dans la langue » (Pierre Naveau).
Le rire ici est partagé, moment collectif, partage ; mais il est aussi expérience singulière, notre étonnement amusé n’est souvent pas aisé à décoder.
Dans les écrits psychanalytiques sur ce sujet, on parle de dévoilement furtif, d’incongruité apparaissant soudain radicale, de rieur se reconnaissant divisé par son inconscient. Ce qui fait rire, c’est un élément incongru surgissant au détour d’une série logique, un non-sens à la suite d’un raisonnement impeccable, l’insolite sur un chemin qui était assurément bien balisé. Ce sont des moments où l’équivoque de la langue s’impose comme évidence, même si ensuite notre rire peut nous rester largement énigmatique.
Le rire en petit comité ne peut être que rare et précieux. On peut poursuivre en affirmant que s’il y a une éthique du bien dire, il y a aussi une éthique du bien rire : se moquer des exclus, des oubliés et des invisibles est un rire qui, trop souvent,affirme un pouvoir, qui se moque d’une humanité déjà bafouée. Freud dans son livre parlait longuement de l’humour des petites gens , Juifs d’Europe centrale de la première moitié du 20ème siècle, un humour où l’on se moque de ses propres travers et mesquineries, mais tout en s’y reconnaissant une fraternité, loin des logiques des puissants et dominants.
Monsieur Macron ne rit pas
Début 2019, madame Macron était en visite officielle dans un lycée. Depuis un groupe de lycéens jaillit le cri : « épouse moi ! ». J’ai trouvé la situation fort amusante, mais autour de moi ce sentiment fut peu partagé. Sans doute est ce du fait que Macron est encore peu moqué et que les plaisanteries qui circulent à son propos concernent souvent la différence d’âge entre son épouse et lui . Moqueries assurément misogynes.
Il y a aussi ce discours courtisan, qui ne tente pas de faire rire, qui valorise le goût de la transgression du monarque républicain. Sa transgression est celle des habitudes matrimoniales communes- cela étonne encore- ; ce récit d’une transgression sert à sa légende qui est celle d’un être hors norme , sans lien avec le vulgaire, non contraint par les lois communes. A tel point qu’il envisagea de commémorer/momifier Mai 68, avec quelques politiciens qui furent jeunes il y a cinquante ans.
Lorsque le prince aura trébuché, lorsqu’une jeunesse rebelle envahira les rues plus massivement encore, les mille ridicules du Président et de sa nuée de laudateurs donneront lieu à une créativité insolente. Comme toujours dans les moments historiques de grand bouleversement.
Rira bien qui rira le dernier ?
Pascal Boissel, juin 2018