Comme j’étais montée de façon indépendante à Paris, j’ai manifesté avec ma fille et ses copains : des dangereux , doctorants à Orsay, « ulmiens » matheux ou normaliens de Cachan, ouh la la !! Avec la coordination étudiante, rendez vous était pris aux début du Boulevard de Port Royal au carrefour des Gobelins. Arrivée Place d’Italie : tout ce monde, tous avec le même objectif, ces chants, ces slogans, ces affichettes marrantes ou plus graves, font chaud au cœur. Toute l’avenue des Gobelins est pleine de monde qui monte, descend. C’est joyeux, chaleureux et j’aime toujours cette ambiance des grands rassemblements revendicatifs.
On se place derrière les cheminots CGT d’Austerlitz, il y a des intermittents , la Compagnie Jolie Môme, on chante, les banderoles et les drapeaux claquent ; c’est tout mélangé : CGT, Sud ( beaucoup de Sud culture), CNT , FO et même FSU et puis surtout de nombreuses personnes de tous les âges qui ne portent pas de signes distinctifs ( comme diront les flics plus tard ) mais qui sont là pour manifester leur désaccord avec la loi El Khomri, avec l’obstination de ce gouvernement, avec le monde qui se profile. Tout le monde se sent bien. Aucune tension. Quand un type distribue des masques de chirurgie j’en prends un en me disant que je m’en servirais pas (ma fille – plus habituée depuis 2 mois- semble dubitative). Nous avançons, c’est dense boulevard de Port Royal, croisons les stands des Partis politiques PG /PCF/ « France insoumise » je me dis qu’ils auraient pu il y a quelques temps être ensemble … NPA/ LO, j’engrange les tracts, journaux , autocollants … comme d’hab.
En arrivant boulevard du Montparnasse, un double cordon de CRS prend place devant nous ; ils ont pas l’air sympa et en plus ils nous imposent un rythme , je me rend compte que nous sommes coincés , on ne peut ni aller de l’avant, ni reculer pour rejoindre le cortège syndical dont nous sommes séparés ; on est dans un couloir de flics qui font ce qu’ils veulent, c’est très oppressant : ils nous bloquent pendant dix minutes, on scande « laissez nous passer » puis relâchent ; puis rebloquent, ça m’agace de devoir défiler à un rythme imposé par les flics ; on est nombreux, je ne sais pas bien évaluer mais peut-être 10 mille, mais la sérénité commence à diminuer, les banderoles sont roulées, les drapeaux aussi, les gens autour de moi sortent lunettes et foulards, je demande ce qui se passe.
Et soudain devant et derrière nous, assez loin commence un déluge de lacrymogènes, des grenades assourdissantes font très mal aux oreilles, on pleure, ça pique la peau, le nez, certains vomissent, personne ne peut plus respirer. Les groupes de CRS sortent de toutes les rues perpendiculaires et scindent la grosse nasse qu’ils avaient formé en plusieurs petites en coupant le cortège. Bien sûr, il y a des gens qui étaient préparés à l’affrontement, et en quelques minutes ça devient la guerre au carrefour de Duroc. Ils chargent à plusieurs reprises, soit rapidement pour venir extraire quelqu’un qu’ils ont repéré et retourner dans leur rue, soit pour couper en morceaux le cortège.
J’ai très peur, je panique quand je me retrouve à la suite d’un de ces mouvements coincée sur un trottoir au premier rang face à un mur de flics cachés derrière les boucliers. Je leur demande de me laisser quitter la manif ; « non , si vous aviez vraiment peur madame vous ne seriez pas venue », le but est donc bien d’effrayer au maximum, moi, les autres, dont certains peut-être se diront qu’ils ne manifesteront plus. Il est vrai que comme on ne peut respirer , tout le monde a un foulard, un masque , beaucoup un casque sur la tête contre les matraques, mais les gens sont extraordinairement solidaires, on vous aide, vous donne du sérum physiologique pour calmer les yeux, on vous vaporise du maalox qui atténue la brûlure du gaz sur la peau, les blessés – car il y en a – sont entourés par les gens « les médic’ » qui évaluent la gravité, portent les premiers secours, bandages, désinfectant…
Une jeune fille blessée à la jambe par une grenade est portée vers un cordon de flic adjacent, les “médics” négocient sa sortie : NON , dix minutes plus tard, c’est un journaliste qui montre son casque de presse et sa carte et qui fait ouvrir le barrage pour que la blessée sorte ; je remarque que lui ne sort pas, d’ailleurs. Il y a des manifestants qui cassent, qui foncent avec une audace incroyable vers les flics, souvent pour dé-nasser des gens (je note que dans les petites nasses très serrées les plus radicaux qui cassent les vitrines et descellent les pavés n’y sont presque jamais, ils ont des tactiques et de l’entraînement et se sont souvent les manifestants moins aguerris qui s’y retrouvent ) .
On repart toujours comme un troupeau entre les barrières d’un corral poussés vers les Invalides à travers un nuage de gaz . Épuisés, on s’accote au muret devant le grand bâtiment, il y a des lapins partout sur la pelouse. Les pauvres vont vite rentrer se cacher pour faire place à des militaires que nous trouvons plutôt placides.
L’enfer se déchaîne sur l’esplanade, il y a encore beaucoup de monde, de nombreux « badauds » qui commentent le déluge qui s’abat sur les militants sur l’esplanade ; les camions-canon à eau viennent se placer pour vider l’esplanade, les groupes de manifestants continuent d’arriver sans discontinuer, il y a des charges, moi, je n’y comprends rien et je suis trop sonnée pour comprendre et évaluer la véracité des commentateurs qui m’entourent.
On décide d’essayer de sortir par la rue de Grenelle pour un petit coucou à notre ministère de tutelle, il faut faire la queue pour une vérification des sacs, les flics demandent si on a des « signes distinctifs » : je ne comprends pas, ils finissent par garder les lunettes de piscine de ma fille ( qu’est ce qu’ils vont en faire? C’est une arme?).
Ce n’est que plus tard qu’on apprendra que le cortège syndical n’est pas arrivé aux Invalides, qu’il a été détourné.
En tous cas, si dans ce que j’ai vu , il y a bien quelques centaines de gens ( ce ne sont pas tous des jeunes) qui voulaient en découdre avec la police et les symboles d’un pouvoir qu’ils détestent, la plupart des gens qui ont été pris en otage ( pour le coup, ça me semble assez adéquat ) dans ce début de manif étaient des citoyens qui exerçaient leur droit de manifester. J’ai pu constater que c’est à partir du moment où les bataillons de policiers se sont mis à lancer des gaz que la riposte est devenue violente. Je suis légaliste et ne pourrais jamais passer à l’acte pour casser, défoncer la chaussée… mais je peux comprendre la détermination de certains surtout après deux bons mois de harcèlement. Notre inénarrable premier ministre nous a prévenus : comprendre , c’est déjà excuser ….