« Pour la première fois, un député Rassemblement national siégera à la Cour de justice de la République (CJR). Une étape de plus dans la notabilisation de l’extrême droite, sous l’effet de sa progression fracassante à l’Assemblée nationale et de la passivité complice de la majorité présidentielle. »
Mathieu Dejean et Antton Rouget, le 27 juillet 2022
Extraits:
« Voilà le genre de coup de tonnerre institutionnel que l’extrême banalisation de l’extrême droite fait désormais passer au rang de routine démocratique. Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, un élu d’extrême droite, en l’occurrence le député Rassemblement national (RN) du Pas-de-Calais Bruno Bilde, a été élu à la Cour de justice de la République (CJR), seule juridiction habilitée à juger les ministres pour les actes commis dans l’exercice de leurs fonctions. (…) Cette nomination n’est pas seulement symbolique, en ce qu’elle vient consacrer l’institutionnalisation d’un parti dont un large éventail du spectre politique considérait, hier encore, qu’il représentait un danger démocratique : la Cour de justice de la République est en effet amenée à jouer un rôle prépondérant dans le second quinquennat d’Emmanuel Macron. (…)
L’arrivée d’un représentant du parti d’extrême droite à la CJR parachève ainsi le processus de banalisation accéléré du RN à l’Assemblée nationale depuis un mois. Les effets conjugués de l’élection de 89 député·es RN le 19 juin et du choix de la majorité présidentielle de faire primer la « logique institutionnelle » sur la logique politique s’y font lourdement sentir.
Les deux vice-président·es RN (sur les six que compte l’Assemblée nationale), Hélène Laporte et Sébastien Chenu, ont été élu·es avec les voix de LREM, faisant voler en éclats le barrage républicain. « Il faut organiser le travail de l’Assemblée nationale en tenant compte des forces politiques existantes », a commenté par exemple le ministre de l’éducation nationale Pap Ndiaye, « pas choqué » par cette collusion. L’élection de deux député·es RN à la CJR, le 26 juillet, s’est aussi faite « grâce à la droite et à la macronie », estime la sénatrice écologiste Mélanie Vogel.
Pour être précis, le scrutin étant secret et plurinominal, difficile de dire si ce sont des député·es LR ou LREM, ou un mélange des deux, qui ont contribué à l’élection du binôme de Bruno Bilde et de sa suppléante Anaïs Sabatini. Toujours est-il qu’il a obtenu plus de la moitié des suffrages exprimés, avec 104 voix sur 204, soit nettement au-delà du nombre de député·es RN (89).
La majorité présidentielle a ouvert un boulevard au RN qui joue à fond, depuis un mois, la carte de « l’opposition raisonnable ». Le parti de Marine Le Pen a d’ailleurs voté très régulièrement avec la droite LR et la majorité présidentielle – récemment pour supprimer la redevance, ou encore pour la loi « pouvoir d’achat » – en gage de son « sérieux ».
À l’inverse, lorsqu’il s’est agi d’adopter un amendement issu du travail de concertation des oppositions pour débloquer 300 millions d’euros de compensations financières en faveur des collectivités locales, le groupe RN a été le seul à voter contre.
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De plus, les député·es RN profitent à plein de la fonction tribunitienne de l’hémicycle. Jean-Philippe Tanguy, qui a manqué de s’emparer de la présidence de la commission des finances (il a fallu le retrait de la candidature de Charles de Courson pour qu’Éric Coquerel soit élu au troisième tour), use notamment de cette fonction pour rendre hommage à Marine Le Pen (intimant au passage à ses collègues le « silence pour la France ») ou encore pour ranger son parti du côté des héritiers du Conseil national de la Résistance (CNR) – une provocation calculée, qui jette un voile de confusion politique supplémentaire.
Et ce n’est qu’un début. Comme l’a expliqué le spécialiste de droit constitutionnel Bastien François à Mediapart, le RN dispose désormais d’un surcroît de temps lors des questions au gouvernement, de possibilités d’inscrire des propositions de loi à l’ordre du jour de l’Assemblée, de saisir le Conseil constitutionnel ou encore d’un droit de tirage pour des commissions d’enquête.
Face à cet engrenage, les efforts des membres de la Nupes pour « rediaboliser » le RN sont, jusqu’à présent, peu concluants. Lorsque le député LFI Aurélien Saintoul a qualifié le RN de « parti des fachos » dans l’hémicycle, le 22 juillet, il n’a jamais pu finir son propos, sous les protestations.
Entre enracinement local et intégration institutionnelle, la banalisation du RN – qui hésite à célébrer trop bruyamment ses origines en octobre prochain, pour les 50 ans du Front national – semble n’avoir plus de frein.