Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant … « Antisémitisme » et Antisémitisme
L’abus du mot et la diffusion du phénomène
« Et quand Amman vit que Mordechaï ne se courbait pas, ni ne faisait de révérence, alors Amman entra dans une grande colère » Esther 3 :5
Le fascisme place l’émotion au-dessus de la raison. Les mots sont appelés à n’être que des outils au service de la vision du leader. Dans notre monde post-vérité, cela prend la forme très spéciale de l’inversion du sens : les fascistes appellent d’autres gens des « fascistes » et les antisémites appellent d’autres gens des « antisémites ». Cela se passe précisément maintenant aux États-Unis, sous nos yeux, au plus haut niveau de notre gouvernement.
Un exemple étranger pourrait nous aider à voir ce qui arrive. L’idée que tous les ennemis de la Russie sont les « fascistes » s’est davantage enracinée quand l’État russe est devenu fasciste . Poutine, depuis quinze ans, justifie son action en référence au principal penseur fasciste russe. Les autorités russes ont ridiculement justifié leur invasion massive de l’Ukraine en la présentant comme une lutte contre l’antisémitisme. Elles ont prétendu, de façon absurde, que si elles faisaient tomber le président démocratiquement élu de l’Ukraine, qui est d’origine juive, et qu’elles installaient leur propre gouvernement, cela s’apparenterait à de la « dénazification ». C’est du fascisme au motif de « lutter contre le fascisme ». Et c’est de l’antisémitisme au motif de « lutter contre l’antisémitisme ».
Les représentants russes ont manié la contradiction de plusieurs façons. Vladimir Poutine dit que le président ukrainien n’est pas vraiment juif, impliquant que Poutine lui-même décide qui est juif et ce que cela veut dire. C’est un maître-mot de l’antisémitisme moderne, dont l’association la plus célèbre est avec Karl Lueger, qui était maire de Vienne lorsque le jeune Adolf Hitler y est arrivé en 1908 et a donné sa tonalité idéologique à la ville. L’holocauste perpétré par Hitler a tué environ deux millions de Juifs dans ce qui est maintenant l’Ukraine, dont des membres de la famille de Zelensky.
Le ministre des Affaires étrangères de Russie a prétendu qu’Hitler était juif. L’idée était de suggérer que le président ukrainien, du fait de son origine juive, est comme Hitler. Le ministre russe des affaires étrangères a aussi posé la question de savoir si Zelensky est complètement humain.
L’objectif consistant à répéter des tropes antisémites tout en prétendant combattre l’antisémitisme, est de vider de toute signification le terme d’« antisémitisme » et d’effacer les leçons de l’holocauste. Et il peut difficilement y avoir une action plus antisémite que celle-là.
L’antisémitisme est un terrible problème dans notre monde malmené et cela empire d’année en année, d’un instant à l‘autre. Il y a des antisémites parmi les Américains, parmi les jeunes Américains et parmi les étudiants. Ce n’est toutefois pas une raison d’attaquer l’enseignement supérieur ou de saboter les bases légales et morales de la république américaine.
Les antisémites prétendent qu’eux-mêmes peuvent faire ce qu’ils veulent de l’histoire, ils peuvent décider qui est un vrai juif, décider que les juifs se sont eux-mêmes infligé des souffrances. Parallèlement, les antisémites appliquent le mot « antisémite » à d’autres personnes qui font simplement des choses que les antisémites n’aiment pas. L’absurdité fait partie du plan : l’affirmation selon laquelle les Juifs démocrates sont les véritables antisémites ou les véritables nazis ou les vrais Hitler, est faite pour désorienter les gens bien intentionnés qui pensent qu’il doit y avoir une certaine logique et pour fournir une guidance aux gens mal intentionnés qui souhaitent effectivement promouvoir l’antisémitisme.
Je me souviens d’avoir ressenti une sorte de confusion en février 2022 avec le lancement initial de la propagande russe de guerre. Je crains que la même atmosphère confuse prédomine maintenant aux États-Unis. La guerre du gouvernement américain contre l’enseignement supérieur et contre la liberté d’expression procède selon les mêmes règles d’engagement antisémites que celles de la guerre russe contre l’Ukraine.
La politique de Musk-Trump aujourd’hui consiste à couper les financements, harceler et persécuter les universités américaines au motif qu’elles permettent l’antisémitisme. Le mot « antisémitisme » est utilisé pour justifier des actions qui, à côté de nombreux autres torts, vont nuire aux Juifs et nous devrions nous demander si elles sont conçues comme telles.
Le gouvernement fédéral s’apprête à expulser Mahmoud Khalil, un étudiant avancé de Columbia, au motif qu’en tant qu’étudiant il a conduit des manifestations contre l’assaut d’Israël à Gaza. Il n’y a pas d’accusation de délit portée sur Khalil. Il est singularisé dans ce qui s’apparente à un test pour l’autoritarisme américain dans son ensemble, pour l’expression de ses points de vue. La constitution protège son droit à la liberté pas moins qu’il ne protège ce droit pour les citoyens américains. Si cela ne s’applique pas à lui, en d’autres termes, cela ne s’applique à personne .
Selon Trump, Khalil est le « le premier de beaucoup d’autres à venir. Sans preuve, Trump associe Khalil de façon générale avec de l’activité « pro-terroriste, antisémite, anti-américaine ». Ce sont des insultes conçues pour engendrer de l’émotion et ni Trump ni qui que ce soit d’autre au gouvernement n’a fourni de fondement probant à aucune. La stigmatisation d’un individu particulier et de la cause qu’il défend est une matrice pour traiter de même d’autres gens et d’autres causes. La stigmatisation de protestations particulières d’universités particulières est utilisée pour délégitimer l’enseignement supérieur et la liberté d’expression.
« L’activité anti-américaine » est une catégorie de comportement très large et bien sûr quand elle est simplement définie comme une donnée par le président, elle est parfaitement arbitraire.
En même temps, le mot « antisémitisme » est aussi utilisé dans un sens familier et troublant. L’idée est que l’antisémitisme est un tel problème que nous devrions accepter des politiques manifestement autoritaires pour le combattre. Mais l’autoritarisme va-t-il aider les Juifs ? Et cette politique particulière d’expulsion est-elle d’une quelconque façon destinée à protéger les Américains juifs ? Il semble peu probable que ce soit la motivation des auteurs de cette politique.
Expulser, au nom des Juifs, un musulman qui a commis un délit n’est pas exactement une faveur faite aux Juifs. Cela semble plutôt une provocation du gouvernement fédéral, conçue pour créer du conflit entre communautés. Et faire, pour un cas, exception aux protections constitutionnelles de la liberté de parole et du droit de se réunir, c’est affaiblir l’État de droit dans son ensemble.
La cible particulière de la campagne est aussi révélatrice. Khalil a été étudiant à l’Université Columbia, qui est maintenant la vitrine d’une attaque fédérale plus large sur l’enseignement supérieur. Il va y avoir une enquête dans soixante universités américaines sur des suppositions de laisser se faire des discriminations antisémites contre leurs étudiants. L’enquête, comme l’arrestation de Khalil, est formulée comme s’opposant à l’antisémitisme et défendant les Juifs.
(Je devrais dire que j’ai travaillé pendant plus de vingt ans à l’Université Yale, l’une des institutions ciblées , où j’ai enseigné l’histoire de l’holocauste, où j’ai participé au comité consultatif du Programme de Yale pour l’Étude de l’Antisémitisme, et où j’ai exercé le rôle de conseiller pédagogique pour les Archives Fortunoff de Témoignages Vidéo sur l’Holocauste, une des premières initiatives de collecte de témoignages de survivants. Je dis cela pour être transparent sur mon affiliation et mes engagements personnels, sans parler pour les collègues d’aucune de ces institutions ni pour ces institutions elles-mêmes).
Mais pourquoi avoir mis Columbia en premier ? L’Université est à New York. Plus de 20% de ses étudiants de premier cycle sont juifs. Quelles que soient l’expérience ou l’attitude de ces étudiants, la perte soudaine par leur université de quatre cents millions de dollars est peu à même d’améliorer leur éducation et leurs chances pour la vie. Les étudiants de Columbia peuvent parler pour eux-mêmes . Je suppose que Columbia a été choisie comme première cible symbolique moins à cause de la présence d’antisémitisme qu’à cause de la présence de Juifs.
Et je pense que c’est quelque chose que les vrais antisémites américains auront immédiatement saisi. La ville de New York est codée par les antisémites comme juive. Les antisémites en Amérique, voyant Columbia et New York sous le coup d’une punition, verront des Juifs punis – et cela leur fera plaisir. Il en va de même pour l’ensemble des universités. Les universités sont souvent vues par les antisémites comme juives. La tentative de soumettre les universités rencontrera l’approbation des antisémites.
Par une habitude journalistique américaine, le cadrage public de la campagne anti-universités comme une opposition à l’antisémitisme par Musk-Trump, est accepté. Mais ces éléments de base du contexte sont suffisants pour mettre cela en doute. L’histoire apporte des enseignements clairs sur les ruptures dans l’État de droit et sur les campagnes contre des villes et des universités. Celles-ci sont très souvent associées à l’antisémitisme. Il est très difficile, au moins pour moi, de penser à des exemples historiques de campagnes contre des universités et contre la liberté d’expression menées au bénéfice des Juifs. La seule raison pour laquelle des journalistes et nous tous devons croire que ces efforts sont faits au nom des Juifs réside dans les assurances données par Trump.
Mais quelle est la probabilité que cette administration veuille en fait agir dans un souci sincère du bien-être des Juifs ?
L’équipe de Trump s’est récemment engagée dans une action destinée à attirer des Juifs au Bureau Ovale. Elon Musk fait le salut hitlérien et prétend que les gens qu’il n’aime pas sont des « marionnettes de Soros », en d’autres termes Musk adopte la théorie d’une conspiration juive mondiale. Musk a renforcé l’antisémitisme par la manière qu’il a choisie pour la gestion de Twitter . II banalise l’holocauste en faisant des plaisanteries sur Himmler et Goebbels ou en critiquant les travailleurs du secteur public pour l’holocauste. JD Vance s’est rendu en Europe en février pour s’associer à l’extrême droite allemande. Le Secrétaire de la défense est un reconstructeur chrétien qui s’associe à un promoteur très connu des idées antisémites. Sous la nouvelle direction du FBI , l’extrême droite américaine, le centre du terrorisme américain violent, vont recevoir beaucoup moins d’attention. Les incidents antisémites se sont accrus lors du précédent mandat de Trump, au cours duquel Trump a caractérisé les participants à un rassemblement néonazi (« Les Juifs ne vont pas prendre notre place » à Charlottesville) de « gens exceptionnels ». Trump dit que les Juifs qui ne votent pas pour lui ne sont pas des Américains loyaux. Il se réfère aux personnes et institutions avec lesquelles il est en désaccord, de « mondialistes », ce qui est un nom codé pour « Juifs », que tout antisémite comprend. Ses soutiens mènent une attaque de type antisémite contre des juges juifs qui agissent selon des modalités que Trump n’aime pas, y compris dans le cas de Mahmoud Khalil.
Comme Karl Lueger dans la Vienne d’Hitler, et comme Vladimir Poutine lors de l’invasion de grande ampleur de l’Ukraine, Donald Trump se donne le droit de décider qui est juif et qui ne l’est pas. Le 12 mars, Trump a dit que le sénateur Chuck Schumer n’était pas juif mais palestinien : « Schumer est Palestinien, à ce que j’en sais. Il est devenu palestinien. Il était juif. Il ne l’est plus. Il est palestinien ».
Trump utilise ici le mot palestinien comme une insulte , comme si c’était un état humain inférieur pouvant résulter d’une action erronée, par opposition à une identification humaine normale avec un peuple. Comme Poutine et Lueger avant lui, il prétend aussi que la judéité n’est pas quelque chose qui appartient aux Juifs mais à ceux qui les gouvernent. Ce sont les maitres qui décident qui sont les bons Juifs et les mauvais Juifs, les vrais Juifs et les faux Juifs. Le point central de tout cela est que tous les Juifs, et les Juifs spécialement, doivent obéir au maître, sinon.
Que conclure, donc ?
Les Américains ont l’habitude de considérer l’antisémitisme comme quelque chose d’autre que l’oppression de Juifs par des non-Juifs – ce qui est certes un problème très réel, très dangereux et croissant dans le monde.
Les gouvernants qui emploient le mot « antisémitisme » peuvent eux-mêmes être antisémites ou promouvoir l’antisémitisme. L’abus du mot « antisémitisme » est sensé entraîner l’impression que c’est plausible, un sentiment confus d’opposition, et créer plus d’espace pour le vrai phénomène d’antisémitisme. Et cette déformation fait intégralement partie de l’effort pour remplacer un ordre constitutionnel par un ordre autoritaire.
Les Juifs aux États-Unis sont instrumentalisés dans l’effort de construction d’un système américain autoritaire. L’histoire réelle et continue d’oppression des Juifs est transformée en un outil bureaucratique appelé « antisémitisme », utilisé pour supprimer l’enseignement et les droits humains – et ce faisant, au bout du compte, nuire aux Juifs eux-mêmes.
Tandis que le mot « antisémitisme » devient la couverture d’une agression, nous perdons le concept. Et alors, lorsque qu’un véritable antisémitisme se manifestera, il n’y aura pas de moyen de le décrire, puisque « antisémitisme » aura pris la signification, en quelque sorte, du « pouvoir de maîtres arbitraires de supprimer la liberté de réunion et la liberté de parole, sous couvert de désinformation et de propagande ».
Au moment où le mot prendra cette signification, ce pouvoir aura été conquis. Les mots seront devenus de simples outils permettant au leader de réaliser sa vision.
Timothy Snyder
https://snyder.substack.com/p/antisemitism-and-antisemitism
https://aurdip.org/antisemitisme-et-antisemitisme/
https://andream94.wordpress.com/2025/03/31/antisemitismo-e-antisemitismo/
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