Article édité sur le site d’Ensemble.
Le Sénat américain a publié le 9 décembre 2014 un rapport sur les pratiques de la CIA durant les années 2000. Rapport sur la torture par la CIA. Retour sur une époque où la torture fut justifiée au plus haut niveau de l’administration US et par le président d’alors, Bush. La superpuissance US a justifié le recours à la torture et s’en émeut, un peu, aujourd’hui.
Dès 2009, un film de Marie-Monique Robin, « Torture made in USA », (avec le soutien de Mediapart, ACAT-France, Human Rights Watch) montrait combien Bush et ses amis, Donald Rumsfeld et Dick Cheney, avaient institutionnalisé la torture. Ce au nom de la « guerre contre le terrorisme » déclarée à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Guerre contre un ennemi non situé, non nommé, non circonscrit. Bush déclara : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes ». Décision fut prise et annoncée de ne plus appliquer les Conventions de Genève dans cette guerre d’un type présenté comme nouveau. Des arguties juridiques furent trouvées pour habiller l’ordre de torturer systématiquement les suspects de terrorisme, des directives secrètes (les « mémos de la torture ») furent envoyées.
Le rôle de psychologues comportementalistes fut mis en lumière : ils assistaient aux tortures et orientaient l’activité des tortionnaires. Ils furent dénoncés par l’Association américaine des psychologues. Deux de ces psychologues militaires ont, depuis, monté leur propre société privée qui touchera 81 millions de dollars de la CIA.
Le FBI lui-même s’inquiéta de ces pratiques de la CIA, … pour une raison juridique : si la torture est prouvée, lors d’un procès, les « preuves » n’ont plus de valeur. La solution trouvée par l’appareil répressif US semble être de ne pas libérer les innocents torturés.
Ces tortures, dont la simulation de noyade ou la privation de sommeil, ont notamment été utilisées dans des prisons secrètes ou « black sites », ouverts dans plusieurs pays sous l’administration de George W. Bush, entre 2002 et 2006, pour y enfermer des prisonniers soupçonnés d’appartenir à Al-Qaïda. Les lieux furent trouvés par des journalistes : Abou Ghraïb en Irak, et des prisons secrètes en Afghanistan, en Thaïlande, au Maroc et en Egypte ; et aussi en Bosnie, en Lituanie, en Pologne et en Roumanie. C’est une affaire transnationale, des pays de l’Union européenne et ses alliés sont impliqués. En 2003, il y eut publication des photos de torture et d’humiliations infligées aux détenus à Abou Graïb par des geôliers hilares prenant la pose.
La commission sénatoriale, en cette fin 2014, commence par souligner que les « méthodes d’interrogatoires renforcés » de la CIA n’ont pas été efficaces pour obtenir des informations justes ou permettre la coopération du détenu. Elle insiste sur le fait que la CIA a menti, puisque l’agence a justifié l’existence de ces méthodes en prétendant qu’elles étaient efficaces. La CIA est aussi critiquée « pour ne jamais avoir entrepris une évaluation critique de ses méthodes » et pour avoir ainsi dépensé des sommes faramineuses et avoir associé à sa démarche des pays tiers.
Une torture efficace, peu coûteuse, évaluée par des bureaucrates ad hoc aurait-elle été conforme au droit ? Sans doute pas. Mais il est certain que la torture est totalement étrangère à toute éthique humaine et aussi politique.
Le 22 décembre, le New York Times a publié un éditorial accusant Barack Obama de n’avoir rien fait pour poursuivre en justice ne serait-ce qu’une seule personne suspectée d’actes de torture. Dans la foulée, le quotidien a fourni une liste des personnes qui devraient être la cible d’une telle investigation, en particulier : le vice-président de l’époque, Dick Cheney, l’ancien directeur de la CIA, les juristes qui ont rédigé les mémorandums justifiant la torture. les psychologues qui ont conçu le programme, les employés de la CIA qui l’ont mis en œuvre. Dick Cheney, vice-président sous George W. Bush, s’est exprimé lundi dans ce quotidien US pour défendre la CIA.
La torture est donc justifiée depuis 2001 par l’État US. Le Sénat demande des précisions et s’étonne. Une partie de la presse y voit un dévoiement des idéaux des USA et documente cette prise de position.
La torture est une vieille histoire. L’armée française eu ses experts en la matière pendant la guerre d’Algérie. Le général Aussaresses (1918–2013) fit un récit complaisant de son rôle de tortionnaire et d’assassin discret, aux côtés de Massu, en 2000 au Monde. Jusque-là la règle des tortionnaires et de leurs chefs politiques avait été le déni. Des militaires français, avec d’anciens SS et d’autres, ont propagé leur savoir-faire auprès des dictateurs d’Amérique latine, dans les années 60–70, soutenus par les USA.
L’URSS fut un haut lieu de la torture elle aussi. L’écrivain cubain Leonardo Padura, dans son livre « L’homme qui aimait les chiens » évoque les procès de Moscou, les tortures des accusés pendant les suspensions de séance. Et de vieux militants bolcheviks disaient ce que l’on leur disait de dire : qu’ils avaient été des agents de l’impérialisme depuis toujours ou autre invention.
Comme dans le documentaire de Marie-Christine Robin, où plusieurs témoins affirment : « on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui ».
Ce qui est assez nouveau, c’est que la torture, dans la réalité, comme dans la bouche de Bush, Cheney ou Poutine (ou dans les séries télévisées), est banalisée.
L’intellectuel franco-argentin, Miguel Benasayag, fut torturé comme officier de la guérilla guevariste par les sbires de la dictature militaire à la fin des années 70. Il proposait, dans ses écrits des années 80, l’hypothèse que l’interdit de la torture était un interdit majeur pour les États. Il en voulait pour preuve le fait qu’en Argentine, les flics en civil qui enlevaient les militants dans la rue puis les torturaient dans les locaux de la police ou de l’armée, niaient être des policiers, … devant leurs suppliciés. Ne jamais avouer que l’État organisait la torture, apparaissait une règle chez ces salauds. Et ce constat se retrouvait dans d’autres pays. La jouissance immonde du tortionnaire ne pouvait se dire ; aucune justification publique ne pouvait être soutenue ; l’acte était monstrueux, hors-langage.
Cet interdit politique semble s’être émoussé, voire disparaît. Hier, JM Le Pen niait avoir été un tortionnaire tout en justifiant avec délectation le recours à la torture. Sa fille défend les tortionnaires de la CIA puis dit que ce débat n’est pas d’actualité en France. Et le scandale ne prend plus d’ampleur.
La CIA torture, et emploie pour ce faire des contractuels, à 85% . « L’industrie du renseignement » dépend en partie de sociétés privées.
Voila un monde où tout, même la torture, comme l’espionnage de la vie privée ou les interventions militaires en Irak et ailleurs, peut être privatisé.
Un monde amoral où le crime organisé est comme un poisson/poison dans l’eau.
Pascal Boissel, 27 décembre 2014.
Références : articles de Mediapart de décembre 2014 sur le sujet.