Par Luc Bronner (Mulhouse (Haut-Rhin), envoyé spécial) Le Monde, 9 août
REPORTAGE
La gériatrie est sans doute la discipline la plus touchée par la crise de l’hôpital : au manque de personnel et de moyens s’ajoute un déficit de considération qui rend les recrutements encore plus compliqués, alors que les besoins sont plus importants. Les lits ferment, et les conséquences sur ces patients sont délétères.
Catherine Pflieger, 45 ans, appartient à cette génération d’infirmières pour lesquelles « entrer à l’hôpital public était un grand honneur ». Elle le dit avec une belle fierté. C’était il y a vingt ans et cela ressemble à un autre siècle, alors que le service public et ses agents traversent une crise historique et existentielle. « A cette époque, il y avait plus de candidats que de places. Sur cent personnes, on prenait cinq infirmières ! » Les temps ont changé, et Catherine Pflieger, devenue cadre de santé, parcourt les couloirs du pôle gériatrique du centre hospitalier de Mulhouse en décrivant des difficultés qui semblent insurmontables, désormais, pour recruter des soignants découragés, désabusés et, pour certains, en souffrance. (…)
S’ajoute l’absentéisme, avec 14 % des infirmières actuellement en arrêt maladie, un chiffre élevé, signe de l’épuisement des troupes après la bataille du Covid, particulièrement difficile dans une région en première ligne de la première vague, en 2020. « Cela signifie qu’il manque pratiquement un tiers de nos ressources humaines. Jusqu’à 50 % dans certains Ehpad plus éloignés », se désole l’infirmière en chef, obligée de jongler et de bricoler pour assurer la continuité des soins. (…)
Yves Passadori, 66 ans, un des grands anciens de la gériatrie française, chef de service dans le Haut-Rhin depuis vingt ans, écoute la cadre de santé décliner les chiffres de l’impuissance publique. Le médecin ne masque pas son émotion : « Je n’ai jamais connu une telle situation. C’est très préoccupant. On n’arrive plus à colmater les brèches, et tous les centres ferment des lits. »
Mulhouse n’est qu’un exemple parmi beaucoup. Car, si l’hôpital public traverse une crise majeure, la gériatrie apparaît comme un secteur plus fragile encore que les autres, révélant les failles profondes du système de santé dans un pays où, pourtant, les courbes démographiques sont fiables et connues depuis des décennies. Fin juin, la Fédération hospitalière de France (FHF) a révélé, dans une étude sur les besoins en ressources humaines, que les services de gériatrie connaissaient la situation la plus critique de toutes les disciplines médicales, avec 84 % des établissements qui peinent à assurer leurs recrutements, bien au-delà des urgences, de la maternité ou de la psychiatrie, par exemple. « La gériatrie concentre les difficultés avec, comme profil le plus complexe à recruter, les infirmiers de nuit », souligne ainsi la FHF.
Les alertes sur le terrain se multiplient depuis des mois, et racontent la grande fragilité de la prise en charge des patients âgés malades. Lesquels, par défaut, faute de places d’hospitalisation ou de suivi suffisant par les médecins de ville, contribuent à saturer les urgences, dans un cercle vicieux à la fois coûteux et inefficace d’un point de vue humain et désastreux sur le plan sanitaire. « Les sous-effectifs en infirmiers et en aides-soignants provoquent, depuis des semaines, la fermeture de lits, et parfois même de services », s’est ainsi alarmé le 26 juin dans un communiqué le Conseil national professionnel de gériatrie (CNPG). (…)
Partout, en France, en réalité, en raison du manque d’infirmiers ou de médecins, les autorités hospitalières doivent réduire l’offre de soins spécialisés sans savoir s’il sera possible, à court ou à moyen terme, de la rétablir.
L’enjeu, à la différence des Ehpad privés, marqués notamment par le scandale Orpea, n’est pas la cupidité d’actionnaires ou de dirigeants d’entreprise, mais la déshérence d’un service public incapable de pourvoir des postes. Au bout du compte, le résultat est similaire : le risque d’une dégradation significative de l’espérance de vie en bonne santé, alors même que la France obtient déjà des résultats médiocres en comparaison avec d’autres pays occidentaux. « On vieillit, c’est une très bonne nouvelle. Mais c’est archifaux de dire qu’on vieillit bien, en France. L’espérance de vie en bonne santé est plus mauvaise, car tout le système est fondé sur l’urgence et la réanimation », fustige Antoine Piau, professeur de gériatrie au CHU de Toulouse. (…)
Les gériatres de tous horizons, de tous âges, multiplient les alertes. « Nos soignants ont l’impression de ne pas avoir été bien traités, et donc ils fuient le bateau. On n’a jamais fermé autant de lits de gériatrie que ces dernières années. C’est une descente infernale »(Nathalie Salles, CHU de Bordeaux, présidente de la Société française de gériatrie). (…)
Dans les débats sur la santé, les urgences focalisent l’attention. Une partie de la crise actuelle dans ces services, sous tension extrême, découle pourtant directement de la difficulté à prendre en charge correctement les patients âgés. La conséquence d’une chaîne de soins déréglée, où une proportion significative de la population n’a plus un accès régulier à des médecins traitants ou à des spécialistes. « La désorganisation des soins primaires, notamment vis-à-vis des plus âgés, les conduit aux urgences, alors qu’on devrait chercher à l’éviter », relève le professeur Olivier Guérin. Tous savent que, en zone tendue, les médecins généralistes envoient une partie de leurs patients directement aux urgences – au moins ils pourront bénéficier rapidement de scanners ou d’IRM.
La période récente marque, par ailleurs, l’explosion des maladies chroniques, souvent multiples, en particulier après 75 ans. « La population en Ehpad est très différente de ce qu’on connaissait avant, elle est toujours plus âgée, toujours plus dépendante, et c’est la même tendance dans les services de gériatrie », souligne Claude Jeandel, professeur au CHU de Montpellier, une des figures de la discipline. Une enquête de la direction de la recherche du ministère de la santé, publiée en juillet, montre ainsi que la dépendance s’est nettement accrue en dix ans dans les Ehpad avec, désormais, une moyenne de 85 % des patients en perte d’autonomie. (…)
Les ressources humaines n’ont pas suivi, et un nombre élevé d’établissements n’ont pas de médecins coordinateurs. L’engagement des praticiens libéraux est aussi plus difficile à obtenir, pour un public qui prend beaucoup de temps en consultation. « Le vieillissement de la population et la chronicisation des maladies devraient remettre en question le paiement à l’acte des médecins libéraux, qui n’est plus du tout adapté », insiste ainsi Olivier Guérin, tout en reconnaissant la difficulté politique d’une telle décision.
Les conséquences d’un suivi en dents de scie peuvent être très rapides, et délétères, sur des profils fragiles. Anne David-Bréard est gériatre dans un hôpital à La Charité-sur-Loire (Nièvre), où le service public tient encore, grâce notamment aux médecins étrangers. (…)
a gériatre s’indigne de devoir gérer les parcours en fonction des ressources et non des besoins médicaux. « La sortie prématurée des courts séjours se traduit souvent par des retours de ces patients aux urgences un peu plus tard parce qu’on a voulu aller trop vite »,note-t-elle, en évoquant la pression des indicateurs budgétaires de l’hôpital, en particulier la surveillance de la durée moyenne de séjour (DMS) (…)
« On vit une injonction contradictoire terrible, s’insurge Gaëtan Gavazzi, professeur au CHU de Grenoble. D’un côté, grâce aux innovations thérapeutiques, on fait vivre plus longtemps et on sauve les gens de maladies chroniques compliquées. Mais de l’autre côté, on leur provoque de la dépendance parce qu’on a fait de l’attrition sur les ressources humaines. » (…)
Le patron du pôle, Yves Passadori, constate que des escarres sur des patients causées par l’immobilisation longue ont été signalées récemment dans son service. Même chose avec des surinfections au moment de perfusions. « Historiquement, cela avait disparu. On doit reconnaître qu’on voit à nouveau des événements indésirables qu’on ne voyait plus. C’est directement corrélé au nombre de personnels. » (…)
La présidente de la Société française de gériatrie, Nathalie Salles, dénonce la « double peine » pour sa discipline. « Les patients qui viennent dans nos services ont des problèmes aigus, qui les font basculer dans une perte d’autonomie aiguë. Il faut donc des bras, il faut donc du monde pour s’en occuper. Mais, comme la gériatrie n’a jamais été reconnue comme d’autres disciplines, nous n’avons jamais eu les mêmes ratios de soignants par patient. Cela rend tout plus difficile. Et moins attractif. » Le besoin de combler les trous dans les plannings oblige à accentuer la pression sur ceux qui ne sont pas partis. « Chez nous, il manque quatre infirmières de nuit sur deux services. On demande donc aux soignants de jour de faire des nuits à tour de rôle. Cela les épuise. » (…)
Les gériatres s’inquiètent pour les années qui viennent, avec le vieillissement continu de la population, ce mouvement démographique de fond que la société française n’arrive pas à appréhender et à anticiper. (…)
Si les tendances démographiques se poursuivent, la France devrait compter 4 millions de seniors en perte d’autonomie en 2050, contre 2,5 millions en 2015. (…)