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antifascisme

Cedric Durand. « Le tech­no­féo­da­lisme »

pascal bpar pascal b11 février 2025

Cédric Durand nous livre une grille de lecture (et de compré­hen­sion) qui mérite notre atten­tion collec­tive pour analy­ser la trans­for­ma­tion de la situa­tion depuis le 20 janvier. Sur la deuxième partie qui esquisse des   réponses en terme de riposte là aussi collec­tive, on peut être plus inter­ro­ga­tifs quant au fait de mobi­li­ser pour la réflexion la dialec­tique, forcé­ment subtile, entre contra­dic­tions prin­ci­pale et secon­dai­res… Mais cela fait partie du débat néces­saire !

Le techno-féoda­lisme est un Lévia­than de paco­tille

 

Dans, L’homme sans qualité, le grand Roman de Robert Musil qui se déroule à Vienne dans l’an­née qui précède la première guerre mondiale, le géné­ral Stumm fait à Ulrich, le person­nage prin­ci­pal, une remarque dont le narra­teur nous dit qu’elle est pleine de sagesse :

« Vois-tu, tu voudrais toujours qu’on soit clair (…). Certes, j’ad­mire ce trait, mais si tu pensais histo­rique­ment, une fois ? Comment donc ceux qui parti­cipent immé­dia­te­ment à un grand évène­ment pour­raient-ils savoir à l’avance s’il sera un grand évène­ment ? Tout au plus en s’ima­gi­nant qu’il en est un ! Si tu me permets un para­doxe, j’af­fir­me­rai donc que l’his­toire univer­selle est écrite avant de se produire : elle commence toujours par être des racon­tars ».

Les racon­tars du grand évène­ment en cours sont ceux qui entourent l’ar­ri­vée au pouvoir de Donald Trump et le vent glacial qu’a fait souf­fler la céré­mo­nie d’in­ves­ti­ture du 20 janvier 2025 sur la situa­tion poli­tique mondiale. Si l’ava­lanche de décrets [execu­tive orders] – plus d’une centaine en une semaine – et d’agres­sions verbales étaient atten­dues, la mise en scène de la fusion entre le pouvoir poli­tique et les géants de la Tech améri­caine fut une surprise.

Contrai­re­ment à l’usage qui veut que les premières places soient réser­vées aux anciens prési­dents et aux autres invi­tés d’hon­neur, Mark Zucker­berg de Meta, Jeff Bezos d’Ama­zon, Sundar Pichai de Google et  Elon Musk de Tesla étaient à proxi­mité immé­diate du président. Plus à l’ar­rière, Tim Cook d’Apple, Sam Altman d’Open AI et Shou Zi Chew de Tik Tok se trou­vaient, mêlés dans la petite foule des digni­taires du nouveau régime, avec Barack Obama, Georges W. Bush, les Clin­ton et les ministres choi­sis par Trump lui-même.

Quelques heures plus tard, les deux saluts nazis d’Elon Musk adres­sés à la foule des suppor­ter trum­pistes ne faisait que confor­ter de la pire manière l’aver­tis­se­ment donné par Joe Biden au peuple étasu­nien au moment de quit­ter la maison blanche : “une oligar­chie dotée d’une richesse, d’un pouvoir et d’une influence extrêmes est en train de prendre forme en Amérique et menace direc­te­ment notre démo­cra­tie tout entière”. Ce constat du président sortant, trop tardi­ve­ment lucide, ne mord pas.

D’abord parce que l’in­fluence des plus riches aux États-Unis donne depuis long­temps un carac­tère oligar­chique au régime poli­tique. Ensuite, parce que ces milliar­daires de la Tech furent très majo­ri­tai­re­ment, jusqu’à ces dernières années, des soutiens du parti démo­crate et des adver­saires décla­rés de Donald Trump. Celui-ci ne manqua d’ailleurs pas de le souli­gner: “Ils l’ont déserté”. “Ils étaient tous avec lui, chacun d’entre eux, et main­te­nant ils sont tous avec moi.”.

La ques­tion cruciale porte sur la nature de ce réali­gne­ment de la Tech : s’agit-il d’un simple revi­re­ment oppor­tu­niste, dans les mêmes grands para­mètres systé­miques, ou bien d’un moment de rupture digne de la quali­fi­ca­tion de grand évène­ment de l’his­toire univer­selle ? Risquons-nous à cette seconde hypo­thèse.

Le contraire d’un abso­lu­tisme

Trump aime les hommages osten­ta­toires. Lorsque les puis­sants cour­ti­sans s’em­pressent auprès du souve­rain, « The great estate of Palm Beach », comme il appelle sa rési­dence de Mar el Lago, ne prend-il pas des airs de petit Versailles ? Mais Trump n’a rien d’un apprenti Louis XIV.

Loin d’une reprise en main centra­li­sa­trice du pays, son retour au pouvoir s’ef­fec­tue sous le signe du rejet de l’in­ter­ven­tion­nisme et des restric­tions impo­sées par l’ad­mi­nis­tra­tion Biden : si l’argent du fossile était acquis à Trump, le bascu­le­ment de la tech et de la frange la plus mobi­li­sée de la finance répond à la vigou­reuse poli­tique anti-trust menée par Lina Khan, à l’at­ti­tude défiante vis-à-vis des cryp­tos de Gary Gens­ler à la tête de la Secu­rity Exchange Commis­sion et à l’orien­ta­tion modé­ré­ment progres­siste des démo­crates sur le plan de la fisca­lité.

Autre­ment dit, le rallie­ment des entre­pre­neurs de la Tech à Trump s’ef­fec­tue sous le signe de la réac­tion et vise à l’élar­gis­se­ment de leur champ d’ac­tion.  Y compris sur la scène inter­na­tio­nale   où ils comptent sur l’ac­ti­visme de la nouvelle admi­nis­tra­tion, notam­ment en Europe, pour faire bouger les lignes régle­men­taires et fiscales en leur faveur.

Deux décrets signés par Donald Trump le jour même de son inves­ti­ture ne laissent aucun doute sur l’orien­ta­tion prise. Le premier révoque une déci­sion de Joe Biden rela­tive à la sécu­rité des systèmes d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle qui obli­geait “les déve­lop­peurs de systèmes d’IA qui présentent des risques pour la sécu­rité natio­nale, l’éco­no­mie, la santé ou la sécu­rité publique des États-Unis à parta­ger les résul­tats des tests de sécu­rité avec le gouver­ne­ment améri­cain”.

En somme, les auto­ri­tés publiques gardaient un droit de regard sur les évolu­tions à la fron­tière de l’IA. Ce n’est plus le cas. On peut objec­ter que si les promesses de la Tech sont loin d’être toujours tenues, il doit en être de même pour les menaces exis­ten­tielles que la foison de dysto­pies numé­riques envi­sage. Maigre conso­la­tion. S’agis­sant de la tech­no­lo­gie la plus disrup­tive de notre époque, avec la volonté de se sous­traire à toute forme de super­vi­sion publique, c’est l’in­ten­tion qui compte.

L’au­to­no­mi­sa­tion des Big Tech du fait de la déré­gu­la­tion de l’IA se double d’une forme de subor­di­na­tion de la puis­sance publique. Dans la même rafale inau­gu­rale, un second décret annonce la créa­tion du Depart­ment of Govern­ment Effi­ciency (DOGE service), dont la direc­tion est confiée à Musk, sur la base de la réor­ga­ni­sa­tion du US Digi­tal Services (USDS).

L’USDS a été insti­tué sous l’ad­mi­nis­tra­tion Obama pour mieux inté­grer les systèmes d’in­for­ma­tion entre les diffé­rentes branches du gouver­ne­ment. Pour Richard Pierce, un profes­seur de droit à l’uni­ver­sité George Washing­ton, cette manière d’in­té­grer DOGE au gouver­ne­ment fédé­ral va fonc­tion­ner, c’est-à-dire qu’elle va «  lui donner une plate-forme de surveillance et de projec­tion de ces recom­man­da­tions » . La nouvelle entité dispose en effet ainsi d’un accès illi­mité aux données non clas­si­fiées de toutes les agences gouver­ne­men­tales.

Il est diffi­cile de sures­ti­mer les poten­tielles consé­quences de cette nouvelle situa­tion. Mais la première mission confiée à DOGE ce même 20 janvier, permet d’ima­gi­ner ce que cela implique. Sous le label “refor­mer le proces­sus fédé­ral de recru­te­ment et réta­blir le mérite dans la fonc­tion publique  », la nouvelle admi­nis­tra­tion entend exer­cer un contrôle beau­coup plus étroit sur les fonc­tion­naires, notam­ment en ce qui concerne leur « enga­ge­ment en faveur des idéaux, des valeurs et des inté­rêts améri­cains » et leur volonté de « servir loya­le­ment le pouvoir exécu­tif ».

A cette fin de surveillance poli­tique, DOGE est convoqué de manière  à “inté­grer des tech­no­lo­gies modernes pour soute­nir le proces­sus de recru­te­ment et de sélec­tion […et..] veiller à ce que les respon­sables des dépar­te­ments et des agences, ou les personnes dési­gnées par eux, parti­cipent acti­ve­ment à la mise en œuvre des nouveaux proces­sus et à l’en­semble du proces­sus de recru­te­ment  ». En somme, Musk et ses machines se voient confier l’en­ca­dre­ment poli­tique des fonc­tion­naires fédé­raux, ce qui nour­rit à juste titre les craintes de chasse aux sorcières et de poli­tiques discri­mi­na­toires magni­fiées par la puis­sance algo­rith­mique.

Le fond de ces deux déci­sions ne souffre d’au­cune ambi­guïté : d’un côté, les entre­pre­neurs de la Tech se débar­rassent de la super­vi­sion publique pour leurs appli­ca­tions les plus sensibles ; de l’autre, le cœur de ce qui fait l’État – la gestion des carrières de la bureau­cra­tie – se soumet à leur dispo­si­tif de surveillance. Le nouveau trum­pisme n’est donc pas un abso­lu­tisme car il ne vise pas à opérer l’uni­fi­ca­tion poli­tique des classes domi­nantes dans l’État fédé­ral. Son essence est au contraire d’éman­ci­per la frac­tion la plus offen­sive du capi­tal de toute contrainte sérieuse de la part de l’État fédé­ral tout en mettant l’ap­pa­reil admi­nis­tra­tif sous son contrôle.

Il serait folie de ne pas prendre au sérieux l’af­fir­ma­tion au cœur de la prin­ci­pale puis­sance mondiale d’un projet aussi radi­cal. Le grand évène­ment qui s’esquisse touche aux rapports entre Capi­tal et État et pour­rait affec­ter tant les rapports de classe que les rela­tions inter­na­tio­nales. C’est une velléité de techno-féoda­lisme aux visées hégé­mo­niques globales qu’on peut décrire à grands traits.

A l’as­saut de la puis­sance publique

Tout d’abord, il faut rappe­ler que si la trans­for­ma­tion des rapports écono­miques asso­ciée au déploie­ment des tech­no­lo­gies numé­riques rend possible le techno-féoda­lisme, cela ne résulte pas d’un déter­mi­nisme  tech­nique. En Chine où l’es­sor des Big Tech est, comme aux États-Unis, remarquable, les rapports entre celles-ci et l’État sont vola­tiles mais marqués par la persis­tance d’une capa­cité de la puis­sance publique à impo­ser un aligne­ment du secteur avec des objec­tifs déve­lop­pe­men­tistes défi­nis par le poli­tique.

En Occi­dent, l’exemple de la Libra offre une autre illus­tra­tion du fait que le techno-féoda­lisme est résis­tible. En 2018, Face­book fut à l’ini­tia­tive de ce projet de crypto monnaie. Pour les plus de 2 milliards d’uti­li­sa­teurs de la plate­forme cette crypto aurait eu l’avan­tage d’of­frir un moyen pratique et bon marché de trans­fé­rer de l’argent dans le monde entier. Pour le réseau social l’op­por­tu­nité de profit était évidente : plus d’en­ga­ge­ment des utili­sa­teurs, plus de données grâce aux opéra­tions commer­ciales et  des reve­nus addi­tion­nels issus des commis­sions sur les tran­sac­tions. Mais, en 2021, le verdict final des parle­men­taires, du dépar­te­ment étasu­nien du Trésor et de la Fed est tombé : Niet. L’échelle du projet était telle qu’il repré­sen­tait une menace en termes de risque finan­cier systé­mique, de concen­tra­tion de pouvoir écono­mique, voire de fragi­li­sa­tion du dollar.

De l’autre côté de l’At­lan­tique, à la banque des règle­ment inter­na­tio­naux, Benoît Cœuré ne fait pas mystère de ce qui est en jeu : « la mère de toutes les ques­tions poli­tiques […] est l’équi­libre des pouvoirs entre le gouver­ne­ment et les Big Tech dans l’éla­bo­ra­tion de l’ave­nir des paie­ments et du contrôle des données qui y sont liés”. Face aux crypto-monnaies, il est essen­tiel que les auto­ri­tés publiques déve­loppent des monnaies numé­riques de banques centrales.

Quatre ans plus tard, la première déci­sion de Donald Trump en ce domaine prend l’exact contre­pied de la posi­tion de Cœuré: d’un côté, il laisse le champ libre aux zéla­teurs des crypto-monnaies en appe­lant à la mise en place d’une régu­la­tion  qui soutienne « l’in­no­va­tion dans les actifs finan­ciers numé­riques et les block­chains  ». De l’autre, il lie les mains des banques centrales en exigeant “des mesures qui protègent les Améri­cains des risques liés aux monnaies numé­riques des banques centrales (MNBC) (….), notam­ment en inter­di­sant l’éta­blis­se­ment, l’émis­sion, la circu­la­tion et l’uti­li­sa­tion d’une telle monnaie dans la juri­dic­tion des États-Unis ”.

Moins d’État plus de Big tech. Ou plus tôt, une dislo­ca­tion de l’au­to­no­mie du poli­tique sous l’em­prise du capi­tal numé­rique telle est donc la première carac­té­ris­tique du techno-féoda­lisme qui se met en place aux Etats-Unis. Le mouve­ment géné­ral est le suivant :  1) la mono­po­li­sa­tion des connais­sances va de pair avec la centra­li­sa­tion des moyens algo­rith­miques de coor­di­na­tion des acti­vi­tés humaines ; 2) en l’ab­sence de contre­poids du côté de la puis­sance publique, elle donne lieu à dépla­ce­ment du pouvoir d’or­ga­ni­sa­tion du social dans les mains des Big Tech ; 3) le coro­laire est une capa­cité hors norme et crois­sante d’in­fluence de ces acteurs privés sur les compor­te­ments indi­vi­duels et collec­tifs.

La frag­men­ta­tion de conver­sa­tion publique par les réseaux sociaux, la volonté de capture du pouvoir moné­taire par le biais crypto-monnaies et, plus fonda­men­ta­le­ment, la tenta­tive de centra­li­sa­tion  de ce que Marx appela le géné­ral intel­lect par l’IA parti­cipent de ce même mouve­ment de dépla­ce­ment du pouvoir poli­tique un peu plus loin des insti­tu­tions publiques.

La haine de l’éga­lité

La priva­ti­sa­tion tendan­cielle du poli­tique, c’est-à-dire l’af­fai­blis­se­ment des média­tions des rapports entre classes et frac­tions de classe ouvre un abime de ques­tions qu’on lais­sera de côté ici. Mais elle s’ac­com­pagne d’une pulsion anti­dé­mo­cra­tique qui renvoie à un second trait du techno-féoda­lisme : la haine de l’éga­lité.

Au début des années 1990, le mani­feste Cybers­pace and the Ameri­can Dream [Le cybers­pace et le rêve améri­cain] était hanté par le radi­ca­lisme de l’icône liber­ta­rienne Ayn Rand. Son idéo­lo­gie qui prône le droit des pion­niers à enfreindre toute règle collec­tive pour mener à bien leur action créa­trice tend jusqu’à aujourd’­hui un miroir complai­sant dans lequel nombre d’en­tre­pre­neurs de la tech aiment se recon­naître. La sortie de Marc Zucker­berg plai­dant pour davan­tage d’éner­gie mascu­line »  n’est que la pointe émer­gée d’une culture sexiste omni­pré­sente dans le secteur de la Tech qui mani­feste la bruta­lité d’une passion pour l’iné­ga­lité.

Le culte randien de la perfor­mance et le mépris de ceux consi­dé­rés comme faibles ou déviants – femmes, raci­sés, pauvres, trans…-  sont les deux faces d’une même pièce. C’est ce socle qui a rendu possible le rappro­che­ment rapide avec l’ex­trême droite. Et c’est lui encore que l’on trouve dans le dédain pour l’in­té­grité de la person­na­lité qu’ex­prime le refus de la régu­la­tion en matière numé­rique, c’est-à-dire le primat donné au droit à l’in­no­va­tion des grandes firmes sur la protec­tion des indi­vi­dus et du commun dans la gouver­ne­men­ta­lité algo­rith­mique.

Un régime préda­teur

Le troi­sième carac­tère distinc­tif de ce régime émergent résulte de la substi­tu­tion de la logique produc­ti­viste/consu­mé­riste du capi­ta­lisme par un prin­cipe de préda­tion et d’at­ta­che­ment. Si l’ap­pé­tit de profit reste aussi vorace que dans les périodes précé­dentes du capi­ta­lisme, chez les Big Tech les ressorts de la recherche de profit ont changé. Quand le capi­tal tradi­tion­nel inves­tit pour bais­ser les coûts ou servir de nouveaux besoins solvables le capi­tal techno-féodal inves­tit pour prendre le contrôle de champs d’ac­ti­vité sociale de manière à créer des rapports de dépen­dance qu’il peut ensuite moné­ti­ser.

Les services que proposent les mono­poles numé­riques ne sont pas des produits comme les autres. D’abord, ils consti­tuent des infra­struc­tures critiques : la panne géante de Micro­soft à l’été 2024 a rappelé qu’un bug pouvait impac­ter signi­fi­ca­ti­ve­ment l’ac­ti­vité dans un grand nombre de secteurs tels que les aéro­ports, les hôpi­taux, les banques, les admi­nis­tra­tions, la grande distri­bu­tion….

Ensuite, en utili­sant massi­ve­ment leurs services, nous renforçons le pouvoir de ces géants améri­cains, qui ne cessent d’ap­prendre sur la base des données que nous géné­rons. Plus nous faisons appel à leurs services, plus Micro­soft, Google, Amazon et l’em­pire de Musk renforcent leur avance commer­ciale et tech­no­lo­gique, ce qui rend leurs services encore plus perfor­mants et ainsi la dépen­dance plus aiguë. Enfin, sur le plan écono­mique, cette subor­di­na­tion se paye cash en termes de capture de valeur. La facture que règle les états et les entre­prises aux Big Tech ne cesse d’en­fler.

Dans le jeu à somme nulle qui s’ins­talle, la contre­par­tie de l’ac­cé­lé­ra­tion de l’ac­cu­mu­la­tion dans les Big Tech, c’est la stag­na­tion ailleurs. A l’échelle de l’éco­no­mie mondiale, c’est une ques­tion de déve­lop­pe­ment inégal, dont l’Eu­rope est désor­mais aussi une  victime, amenée dans ce domaine à rejoindre la tota­lité des autres pays, à l’ex­cep­tion de la Chine.

Au sein du capi­tal, c’est une stra­ti­fi­ca­tion qui se met en place dans laquelle une grande part des géants écono­miques des autre secteurs sont progres­si­ve­ment relé­gués au second plan à mesure qu’ils accroissent leur dépen­dance au cloud et à l’IA. Quand bien même l’en­goue­ment bour­sier pour l’IA a une dimen­sion spécu­la­tive, syno­nyme d’ins­ta­bi­lité, les mouve­ments de capi­tal consi­dé­rables autour de la Tech depuis une décen­nie corres­pondent à une réor­ga­ni­sa­tion écono­mique de grande ampleur dont la consé­quence est une concen­tra­tion et une centra­li­sa­tion extrême de l’ac­cu­mu­la­tion du capi­tal.

Au sein de la popu­la­tion, la logique est celle d’une pola­ri­sa­tion aggra­vée, les inéga­li­tés corol­laires à l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste étant redou­blées par l’ap­pro­pria­tion rentière de valeur par les mono­poles intel­lec­tuels. Last but not least, le prin­cipe de préda­tion est aussi celui qui préside à la réifi­ca­tion du vivant et au pillage de la nature. Les besoins effré­nés de ressources que requiert  le numé­rique se traduisent par des destruc­tions écolo­giques qui, du point de vue des humains, sont aussi une perte de valeur d’usage donnant à la crois­sance ainsi géné­rée a un carac­tère anti­éco­no­mique.

Cher­cher la contra­dic­tion

Pour la gauche, l’em­prise directe sur les proces­sus poli­tiques des diri­geants de la Tech et l’ali­gne­ment tendan­ciel de l’ap­pa­reil d’État étasu­nien et de sa projec­tion globale sur leurs inté­rêts posent des ques­tions stra­té­giques épineuses. Quelle place donner au combat contre les Big Tech ? Comment l’ar­ti­cu­ler au combat anti­ca­pi­ta­liste qui la défi­nit, fonde son ancrage popu­laire et tisse le lien avec les mouve­ments sociaux ? Quel sens donner à l’in­ter­na­tio­na­lisme face à un adver­saire techno-féodal qui déborde d’em­blée les cadres natio­naux ?

Il n’existe pas de réponses simples à ces ques­tions. A un moment où, dans nombre de pays, notam­ment en Europe, la dégra­da­tion de l’em­ploi vient fragi­li­ser un peu plus la situa­tion d’un monde du travail déjà malmené par le choc infla­tion­niste et où l’agenda de l’ex­trême droite progresse à grand pas, il n’est pas évident de défi­nir la place à accor­der à une menace moins immé­diate et plus insai­sis­sable.

Cette diffi­culté n’est pas sans rappe­ler celle qui se pose dans l’ar­ti­cu­la­tion des combats écolo­giques et pour la justice sociale. A la diffé­rence cepen­dant qu’a­vec le tandem Trump-Musk, l’of­fen­sive techno-féodale prend la forme d’une agres­sion ouverte face à laquelle vont rapi­de­ment se dessi­ner les figures clas­siques de la capi­tu­la­tion, de la colla­bo­ra­tion et de la résis­tance. Or pour ce genre de confi­gu­ra­tion, la gauche histo­rique dispose d’une riche expé­rience théo­rique et pratique, notam­ment dans le contexte de la lutte anti­fas­ciste et des mouve­ments de libé­ra­tion natio­nale.

On doit à Mao Tse-Toung, dans son texte clas­sique De la contra­dic­tion (1937)  une des manières les plus ramas­sées de saisir le problème. Et c’est le philo­sophe Slavoj Žižek qui nous en donne la quin­tes­sence :

La contra­dic­tion prin­ci­pale (univer­selle) n’est pas super­po­sable à la contra­dic­tion qui doit être trai­tée comme domi­nante dans une situa­tion parti­cu­lière  – la dimen­sion univer­selle résidelitté­ra­le­ment dans cette contra­dic­tion parti­cu­lière. Dans chaque situa­tion concrète réside une contra­dic­tion ‘par­ti­cu­liè­re’ distincte, au sens précis où, pour rempor­ter la bataille de la réso­lu­tion de la contra­dic­tion prin­ci­pale, il convient de trai­ter une contra­dic­tion parti­cu­lière comme la contra­dic­tion prédo­mi­nante à laquelle doivent être subor­don­nées toutes les autres luttes.

Dans le contexte actuel, la contra­dic­tion prin­ci­pale, univer­selle, reste celle née de l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste qui oppose de manière anta­go­nique le capi­tal au travail vivant. Mais l’of­fen­sive techno-féodale risque de débou­cher rapi­de­ment sur une situa­tion dans laquelle l’op­po­si­tion aux Big Tech étasu­niennes passe­rait au premier plan, deve­nant la contra­dic­tion prédo­mi­nante, celle dont la réso­lu­tion est un prérequis pour rempor­ter la bataille prin­ci­pale. Lorsque nous en serons là, si nous n’y sommes pas déjà arri­vés, les tâches de la gauche vont s’en trou­ver boule­ver­sées.

Prenant l’exemple des guerres colo­niales dont fut victime la Chine, Mao explique ainsi :

Quand l’im­pé­ria­lisme lance une guerre d’agres­sion contre un tel pays, les diverses classes de ce pays, à l’ex­cep­tion d’un petit nombre de traîtres à la nation, peuvent s’unir tempo­rai­re­ment dans une guerre natio­nale contre l’im­pé­ria­lisme. La contra­dic­tion entre l’im­pé­ria­lisme et le pays consi­déré devient alors la contra­dic­tion prin­ci­pale et toutes les contra­dic­tions entre les diverses classes à l’in­té­rieur du pays (y compris la contra­dic­tion, qui était la prin­ci­pale, entre le régime féodal et les masses popu­laires) passent tempo­rai­re­ment au second plan et à une posi­tion subor­don­née.

Les condi­tions d’un front anti-techno-féodal

Dans la confi­gu­ra­tion qui nous inté­resse, cette plas­ti­cité tactique implique d’être prêt à la consti­tu­tion d’un front anti-techno-féodal qui inclu­rait, au-delà des forces de gauche, des forces démo­cra­tiques, y compris donc des frac­tions du capi­tal en rupture avec les Big Tech.

Pour échap­per au proces­sus de colo­ni­sa­tion numé­rique, son agenda devrait-être celui d’une poli­tique numé­rique non-alignée avec pour objec­tif de créer un espace écono­mique pour que les diffé­rentes couches consti­tu­tives alter­na­tives aux Big Tech puissent se déve­lop­per. Cette stra­té­gie de souve­rai­neté implique simul­ta­né­ment une forme de protec­tion­nisme numé­rique – ou de déman­tè­le­ment si l’on se situe aux États-Unis, et un nouvel inter­na­tio­na­lisme tech­no­lo­gique fondé sur des coopé­ra­tions à géomé­trie variable qui permettent d’opé­rer à des échelles suffi­sam­ment vastes.

Mais la pers­pec­tive d’une telle alliance de circons­tance ne doit pas créer d’illu­sions. D’abord, les contours de celle-ci sont aujourd’­hui extrê­me­ment incer­tains. La confu­sion idéo­lo­gique résul­tant d’une situa­tion qui se trans­forme à grande vitesse est bien sûr en cause, mais des raisons struc­tu­relles jouent aussi. Parce que le capi­ta­lisme contem­po­rain se carac­té­rise par des formes complexes d’in­ter­pé­né­tra­tion et d’ar­ti­cu­la­tion des diffé­rents capi­taux entre les secteurs et les terri­toires, il est diffi­cile de lire où et comment des fissures vont se former et s’élar­gir au point de deve­nir des oppo­si­tions et quels vont être les points insti­tu­tion­nels où il faudra appuyer pour les travailler.

Ensuite, parce que la mise en œuvre du programme qui la cimen­tera ne va pas de soi. Une des grandes leçons des expé­riences déve­lop­pe­men­tistes est que, souvent, la bour­geoi­sie natio­nale échoue. Faute de disci­pline suffi­sante, les capi­taux domes­tiques adoptent une atti­tude rentière dans laquelle la puis­sance publique devient une vache-à-lait, meilleure à repro­duire les inéga­li­tés exis­tantes qu’à impul­ser la trans­for­ma­tion struc­tu­relle qui permet­trait de rompre la dépen­dance.

Enfin, parce que la puis­sance de la gouver­ne­men­ta­lité algo­rith­mique et l’im­pé­ra­tif écolo­gique de parci­mo­nie obligent à anti­ci­per les risques de capture bureau­cra­tique. La résis­tance au techno-féoda­lisme doit avoir une dimen­sion popu­laire. L’im­pli­ca­tion directe des masses dans la bataille passe par la ques­tion des usages et des outils numé­riques. Mais elle ne s’y limite pas. L’op­po­si­tion au techno-féoda­lisme exige la construc­tion de capa­ci­tés admi­nis­tra­tives et de poli­tiques indus­trielles pour orien­ter l’in­ves­tis­se­ment. Les mettre sous tension démo­cra­tique implique d’y adjoindre des contre-pouvoirs et d’éta­blir des formes de contrôle sur les ressources mobi­li­sées afin de géné­rer des boucles de rétro­ac­tions néces­saire pour soute­nir la légi­ti­mité de l’ac­tion publique.

Les milliar­daires de la Tech ne sont pas seule­ment des riches qui convoitent la proxi­mité du pouvoir pour défendre leurs inté­rêts plou­to­cra­tiques. Ces capi­ta­listes sont des seigneurs techno-féodaux en deve­nir, déter­mi­nés à saisir l’op­por­tu­nité de leur alliance avec Trump pour abattre les derniers obstacles poli­tiques à l’ins­tau­ra­tion d’un nouvel ordre social fondé sur la projec­tion et la mani­pu­la­tion des algo­rith­mies afin de centra­li­ser la valeur produite par le travail et d’im­po­ser leurs lubies millé­na­ristes.

Cette ascen­sion techno-féodale n’a rien d’iné­luc­table. L’étroi­tesse extrême de la base sociale sur laquelle elle repose, son aspi­ra­tion à faire dispa­raître les média­tions poli­tiques ou encore les valo­ri­sa­tions finan­cières fictives auxquelles elle donne lieu en font un écha­fau­dage vulné­rable. La bruta­lité avec laquelle le projet avance garan­tit que la détes­ta­tion qu’il suscite va aller crois­sant. Déjà, au sein même de la galaxie MAGA, Steve Bannon  promet de combattre de toutes ses forces  les tenta­tives de Musk  « mettre en œuvre le techno-féoda­lisme à l’échelle mondiale ».

Sous les coups de boutoirs des prouesses numé­riques chinoises, le vernis des préten­tion supré­ma­tiste des géants de la côte ouest s’écaille, instil­lant le doute sur leur invin­ci­bi­lité. Le techno-féoda­lisme étasu­nien est un Levia­than de paco­tille. Mais la nature de la coali­tion qui va l’abattre reste incer­taine. Si la gauche est à sa tête, alors, vrai­ment, il faudra comme le géné­ral Stumm parler de grand évène­ment.

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pascal b

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