Stathis Kouvelakis qui vint animer une réunion publique à Poitiers avant la victoire électorale de Syriza s’exprime , traduit de l’anglais par Mathieu Dargel, sur le site national d’Ensemble. Extraits. Où l’on démontre que face à des néolibéraux qui affirment vouloir la défaite de l’expérience grecque, parler de compromis est une erreur politique.
« Les références à un « compromis honorable », qu’elles soient connotées positivement ou négativement, sont très en vogue en cette période en Grèce. Dans le discours des médias, ou, ce qui est nettement plus préoccupant, dans celui du gouvernement lui-même, parvenir à « un compromis honorable » avec les « Institutions », comme a été renommée la Troïka, est devenu l’objectif stratégique de la période. Dans le meilleur des cas, faudrait-il ajouter, puisqu’au cours des derniers jours le registre du « compromis » semble avoir cédé la place à la recherche d’un « accord » tout court, sous-entendu : même au prix de conditions qui auraient été jugées inacceptables il y a peu.Il va sans dire que, du côté de Syriza, ce glissement discursif vers le discours du « compromis », voire même la résignation à un accord « clair mais douloureux » selon les termes du ministre de l’intérieur Nicos Voutsis[2], équivaut à un abandon de l’objectif de la rupture avec les memoranda et les règles de la troïka, sur les bases duquel les élections avaient été gagnées. Mais que peut signifier, dans le contexte actuel, cette référence envahissante à quelque chose d’aussi opaque qu’un « honorable compromis » ?
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Le primat de la politique(…)
Pour le dire un peu autrement : c’est précisément parce que le « compromis » est, dans la situation actuelle, impossible, que son évocation compulsive obscurcit les véritables enjeux, en les dépolitisant et en les présentant comme un affrontement entre des préférences éthiques : « réalistes » contre « durs », « pragmatiques » contre « utopistes » etc. Ce qui transparaît dans la lutte discursive actuelle , c’est tout simplement que le « compromis honorable » n’est pas possible parce que ses pré-requis manquent. La plus forte partie, l’Union Européenne, n’est pas intéressée à un compromis, mais uniquement à administrer une leçon d’humiliation à Syriza, leçon qui, par définition, entraîne le déshonneur. Il ne lui suffit pas d’obtenir de Syriza de « geler » l’application de l’essentiel de son programme, il s’agit de le contraindre de mettre en œuvre une politique d’austérité dans le droit fil de celle des précédents gouvernements. En d’autres termes, d’obtenir, par la chantage à la liquidité et par la strangulation graduelle des finances de la Grèce, l’annulation pure et simple du verdict électoral du 25 janvier.L’impossibilité du compromis renvoie, bien sûr, à l’équilibre asymétrique des forces, qui rend ce compromis, en un sens, facultatif et, ainsi, du point de vue du plus fort, inutile. Mais elle ne se réduit pas seulement à cela.
Historiciser le compromis
Pendant l’unique période historique durant laquelle le capitalisme, dans les pays du « centre mondial » a fonctionné sur la base d’un véritable compromis de classe, c’est-à-dire les décennies qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale, un rôle essentiel a été joué par le fait qu’un secteur au moins de la bourgeoisie occidentale avait participé à la guerre contre le fascisme et s’était trouvée, dans ce contexte, pendant un moment bref mais décisif du même côté que les forces organisées des classes dominées. Ce terrain commun, minimal mais en aucun cas négligeable, a persisté durant les premières années de la Guerre Froide, du moins en Europe. La Grèce a connu une expérience analogue durant le combat contre la dictature militaire (1967–74), qui a préparé le terrain pour le compromis politique qui a suivi et a mis un terme définitif au régime répressif en place depuis la fin de la guerre civile (1949).
Tout cela a volé en éclat avec la contre-révolution néo-libérale, qui , comme l’ont amplement démontré Naomi Klein et David Harvey, commence au moment où les chars de Pinochet ont mis un terme à l’expérience de l’Unité Populaire au Chili. L’équilibre des forces qui garantissait le compromis de classe de l’après-guerres est bouleversé de manière écrasante en faveur du capital. Les références partagées aux valeurs du combat anti-fasciste, d’une importance fondamentale pour la légitimation et la création de l’ « État social » de l’après-guerre, se sont évaporées. Elles ont été remplacées par un anti-communisme réchauffé sous le nom d’ « anti-totalitarisme », mélangé à l’exaltation des valeurs du marché, du profit et la « libre concurrence ».
Le monde bourgeois et l’ordre établi, en Europe, ne sont plus représentés par les De Gaulle, Mac Millan ou même Jean Monnet, mais par les Merkel, Dijsselbloem et Draghi. La thérapie de choc appliquée à la Grèce au cours de ces cinq dernières années n’est rien d’autre qu’une version radicale de cette contre-révolution néo-libérale appliqué, pour la première fois, à un pays d’Europe occidentale . Ceux qui l’ont menée à bien, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, sont les exécutants d’une opération de pillage et d’assujettissement. Ils sont tout à la fois violents et vulgaires, à l’opposé de toute recherche de compromis. Dans ces conditions, l’action des opprimés est la seule à pouvoir ouvrir une perspective de régénération politique, sociale et morale.
Cela suppose de réanimer de façon décisive ce que Gramsci, citant le marxiste français Georges Sorel, appelle « l’esprit de scission » des classes opprimées, leur capacité à rompre l’hégémonie idéologique et éthique des groupes dominants, pour mettre à jour l’antagonisme latent au sein des rapports sociaux et faire valoir leur propre conception du monde et leur propre « réforme éthique ».
Ce acte de rupture est le seul, ici et maintenant , qui soit « honorable », précisément parce qu’il est, à la fois la condition et le signe annonciateur de choix politiques et éthiques radicalement novateurs dans le combat pour l’émancipation populaire.
Stathis Kouvelakis. Traduit de l’anglais par Mathieu Dargel.