Le Monde. Isabelle Mandraud, 1er juillet. Guerre à Gaza : « l’ar­mée israé­lienne inter­pel­lée sur sa faillite « morale »

Guerre à Gaza : l’ar­mée israé­lienne inter­pel­lée sur sa faillite « morale »

extraits

En quête de nour­ri­ture, des milliers de personnes tentent chaque jour, déses­pé­ré­ment, d’ap­pro­cher l’un des quatre centres de distri­bu­tion alimen­taire ouvert, avec le soutien d’Is­raël et des Etats-Unis, par la contro­ver­sée Gaza Huma­ni­ta­rian Foun­da­tion (GHF) dans l’en­clave pales­ti­nienne depuis fin mai. Et chaque jour, ou presque, des Gazaouis y perdent la vie. En moins d’un mois, dix-neuf inci­dents impliquant des tirs de l’ar­mée israé­lienne ont été recen­sés, provoquant la mort de 549 Pales­ti­niens et en bles­sant 4 000 autres selon un bilan établi le 24 juin par le minis­tère de la santé du Hamas et corro­boré par l’ONU.

Dans un long article paru le 27 juin, le jour­nal israé­lien Haaretz a recueilli le témoi­gnage acca­blant de soldats et offi­ciers israé­liens char­gés de la sécu­rité de ces centres. Et tous, sous le couvert de l’ano­ny­mat, décrivent des scènes passibles de crimes de guerre. (…) Notre moyen de commu­ni­ca­tion, c’est la fusillade. »(…)

Souvent déso­rien­tée par les consignes de sécu­rité contra­dic­toire qu’on lui donne aux abords de ces centres (trois se trouvent près Rafah dans le Sud et un autre au centre, à proxi­mité du corri­dor de Netza­rim), la foule s’y préci­pite bien avant leur ouver­ture – parfois même la nuit – sans toujours discer­ner les corri­dors attri­bués. « Travailler avec une popu­la­tion civile alors que le seul moyen d’in­te­rac­tion est d’ou­vrir le feu est pour le moins très problé­ma­tique, déplore un offi­cier. Il n’est ni éthique ni mora­le­ment accep­table que des personnes soient obli­gées d’at­teindre, ou non, une [zone huma­ni­taire] sous le feu des chars, des snipers et des obus de mortier. » 

(…)

Ces témoi­gnages ont provoqué une onde de choc raris­sime en Israël sur la faillite morale de l’ar­mée, contrai­gnant le gouver­ne­ment à réagir le soir même de la paru­tion de l’ar­ticle. Dans un commu­niqué commun, publié sur X, le premier ministre, Benya­min Néta­nya­hou, et le ministre de la défense, Israel Katz, ont nié « caté­go­rique­ment » les récits publiés, quali­fiés « de mensonges malveillants visant à diffa­mer l’ar­mée la plus morale du monde ». Le minis­tère de la défense israé­lienne a égale­ment rejeté les faits décrits,  (…)

La parole de plusieurs de ces soldats a jeté une lumière crue sur des pratiques que la société israé­lienne, dont nombre d’en­fants sont envoyés combattre dans la bande de Gaza pendant leur service, ne peut pas, ou ne veut pas voir. (…)

«  L’at­mo­sphère, pour­suit-il, reste la même que lors de la guerre [de Gaza] de 2014, mais depuis le 7 octobre 2023 [date de l’at­taque terro­riste du Hamas sur le sol israé­lien], les forces israé­liennes sont hors des clous. » (…)

La destruc­tion systé­ma­tique des habi­ta­tions fait aussi partie des pratiques « hors les clous » mis en avant par l’ONG. « Vous combat­tez dans le terri­toire le plus peuplé de la région et vous faites comme si c’était le désert du Sinaï ou le plateau du Golan ! Après avoir envoyé des ordres d’éva­cua­tion par SMS ou par tracts, les forces israé­liennes traitent Gaza comme un champ de tir ouvert. »

Un constat que partage Samy Cohen auteur du remarquable essai Tuer ou lais­ser vivre. Israël et la morale de la guerre(Flam­ma­rion, 368 p. 22 euros). « Les règles d’en­ga­ge­ment rédi­gées par l’état-major, explique le poli­tiste joint par télé­phone à Paris, sont commu­niquées orale­ment aux unités sur le terrain. De fait, chaque comman­dant, dont l’objec­tif prio­ri­taire est de proté­ger ses soldats, élabore ses propres règles. Dans certains secteurs, dits “stériles” – de vraies “kill zones” –, ces derniers auto­risent l’ou­ver­ture du feu sans somma­tion sur chaque civil qui s’ap­proche, ce qui est contraire au droit inter­na­tio­nal et au code éthique de l’ar­mée. »

« Avant le 7-Octobre, relève encore cet expert, détruire un immeuble néces­si­tait l’au­to­ri­sa­tion du chef d’état-major. Désor­mais, un comman­dant de divi­sion ou de brigade peut en déci­der. On leur laisse cette liberté parce que, pour la première fois, l’ar­mée a déployé 300 000 réser­vistes en plus des unités régu­lières et que le chef d’état-major ne peut pas tout contrô­ler. Cette liberté est complè­te­ment folle. Ce n’est plus “tuer ou lais­ser vivre”, c’est tuer tout court. »(…)

Sur le terrain, des figures de l’ar­mée sont pour­tant mises en cause, tel le géné­ral de brigade Yehuda Vach, 46 ans, comman­dant de la divi­sion 252, déjà soupçonné d’exac­tions dans le corri­dor de Netza­rim et décrit comme un idéo­logue, un offi­cier« messia­nique ».

« Le poli­tique ne doit pas impo­ser à l’ar­mée des missions illé­gales », dénoncent Tammy Caner et Pnina Shar­vit Baruch, cher­cheuses à l’Ins­ti­tut pour les études sur la sécu­rité natio­nale à Tel-Aviv. « Alors que l’inquié­tude de l’opi­nion publique quant à la rési­lience de la démo­cra­tie israé­lienne se concentre prin­ci­pa­le­ment sur les évolu­tions poli­tiques internes, écrivent-elles dans une note publiée le 29 mai. La mise en œuvre d’ac­tions illé­gales et contraires à l’éthique contre les Pales­ti­niens de Gaza consti­tue une menace tout aussi grave pour l’iden­tité démo­cra­tique et juive d’Is­raël. »

L’écho rencon­tré par l’enquête de Haaretz, y compris sur le plan inter­na­tio­nal, ne semble cepen­dant pas avoir produit d’ef­fet. Lundi, la défense civile pales­ti­nienne a annoncé la mort de onze personnes après des tirs de l’ar­mée israé­lienne, « près de points de distri­bu­tion d’aide dans le centre et le sud du terri­toire » de Gaza

Isabelle Mandraud (Tel-Aviv, envoyée spéciale)

 

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