Ce que le député FI Ruffin a vu de la journée du 17 novembre dans la région d’Amiens.
Témoignage, enquête, analyse:
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Mon samedi jaune
- Publié par François Ruffin
- le 19 novembre 2018
- / 53 commentaires
Je suis un cahier de doléances ambulant, ce samedi 17 novembre, au milieu des gilets jaunes. C’est bien là ma place, c’est bien ça mon rôle.
« Oh! Un à la fois, je suis pas en stéréo! »
Sur le barrage « ouest », à Flixecourt, ce samedi 17 novembre, je suis assailli par les gilets jaunes. A mon oreille droite, un routier redoute pour son permis à points: « On vit dans le stress, dans la peur, avec tous les radars, le 80 kilomètres, ça met des familles dans la misère », dans la foulée il me cause de son fils: « Il faisait du juridique, pour devenir avocat, ou juge, mais nous on n’a plus les moyens de l’aider, on n’y arrive plus… Maintenant, il est entré chez Auchan. C’est un gâchis. » J’essaie de lui dire que c’est un gâchis pour lui, mais aussi pour le pays. J’essaie seulement.
Dans mon oreille gauche, une dame, cheveux blancs, qui a travaillé dans le bâtiment, qui a conduit un camion poubelle, qui a donné naissance à six enfants, me détaille sa retraite, 1013 €, sa Carsat, sa complémentaire, sa CSG, (je n’y comprends jamais rien, je fais toujours semblant, avant de poursuivre, et ça je comprends beaucoup mieux) :
« Je mange du pain et du lait, du pain et du lait… Et ma fille, elle habite Troyes, elle étudie la gestion des entreprises, son APL a baissé mais son loyer a augmenté ! Alors que l’autre avait promis que ça baisserait. Et je ne peux pas la soutenir, je suis à zéro, rien qu’aller la voir, en essence, en péages, ça me coûterait cent euros… »
Je suis un cahier de doléances ambulant, ce matin, « notez bien » qu’on me dit, « allez leur remonter à Paris », et je relève à la volée :
« On n’arrive pas à avoir 200 € pour payer le fioul, et ils veulent qu’on change notre cuve? »,
« Ma voisine, elle a préparé son contrôle technique, le nouveau, 1 500 € de réparations. Sa voiture, recalée. Elle pleurait »
« Je travaille dans le périscolaire, et là, cette rentrée, j’ai perdu sept heures. Je suis à 400 € par mois, toujours pas titulaire, après vingt ans d’ancienneté. »
On m’entoure, on m’enserre.
« Derrière la ligne jaune ! je gueule. Comme à La Poste! Et prenez votre ticket ! » Ca les fait marrer. Moi aussi, ça me fait marrer. Je suis bien, dans ce bain de foule. C’est ma place, c’est mon rôle, au milieu de ces gens, je ne me suis pas planté.
*
Ce sont des messages sur Facebook qui m’ont fait réagir, au départ. Genre : « Le 17, ce sera sans moi ! Pas avec les fachos ! » Des camarades de la CGT, de SUD, qui postaient ça. Et ça me semblait une cata. Eux poursuivaient : « Où ils étaient, les gilets jaunes, quand on manifestait contre la loi travail? Pour les retraites ? Pour les salaires ? Y a rien de plus important que le gasoil? » Aie aie aie, ça sentait le snobisme de gauche, qui a raison avant le peuple, sans le peuple…
En rester à ma méthode, juste : l’enquête d’abord.
Ecouter.
Regarder.
Comprendre, essayer, s’y efforcer.
Avant de juger, du haut d’une estrade, dans le huis clos d’un studio.
Depuis vingt ans, on s’efforce de ne pas l’écouter, de ne pas la regarder, cette France-là, périphérique, loin du pouvoir, loin des médias, disqualifiée d’office : « beauf », « raciste », « populiste ». Et aujourd’hui, nouveau motif, « anti-écolo ».
Qu’ai-je entendu, qu’ai-je vu, donc, lors de cette balade sur les sept barrages de ma circonscription ? Voici mes petites notations.
8 h. Carrefour d’Amiens-Nord
Il fait encore nuit, presque. Au rond-point, les caddies servent à boucher les entrées. A peine descendu de moto, à la hâte, inquiet, j’interroge deux personnes, plutôt âgées : « Vous êtes là pour ?
– On vient de Flesselles.
– Mais vous êtes là pour ?
– Ah, c’est pas que pour le gasoil. C’est un ras-le-bol général. »
C’est l’expression qu’on va me répéter toute la journée.
9 h. Flixecourt.
Alors qu’on traverse un blocage, une grosse cylindrée – genre Laguna, Scénic, je sais pas -, immatriculée 76 (Seine-Maritime) tente de forcer. Un gilet jaune se jette sur le capot, pète le pare-brise. Un jeune gars plutôt bien sapé sort de la bagnole, et avec du cran : « On va faire un constat !
– Tu savais qu’il fallait pas forcer ! Pas rouler aujourd’hui !
– Je m’en fous.
– T’as les sous, toi !
– Vous aviez qu’à faire des études ! «
Ca chauffe, après cette réplique.
Et ça m’évoque un sondage BVA, qui raconte ça : qui soutient ce mouvement ? Les ouvriers/employés, à 78 %. Les cadres, à 44 %. C’est rebelote la France du oui et la France du non de 2005.
10 h. Abbeville.
Sur le premier rond-point, à une sortie, une camionnette, avec une grosse sono, balance une chanson avec « patriotard » dedans : une ode à la Corrèze, rien de méchant mais identifié FN. Les coupes de cheveux sont un peu plus courtes qu’ailleurs, c’est le seul endroit où on me salue du bout des doigts…
Une dame : « C’est la première fois de ma vie que je manifeste, à 62 ans. Y a une quinzaine d’années, avec la pension invalidité, j’y arrivais encore. Mais là, je ne peux plus. »
Un homme: « J’aimerais bien, moi, avoir qu’à traverser la rue pour trouver du boulot, mais non, j’ai trente bornes à faire. Soixante aller-retour. Et pour le Smic, à 1200 €, c’est pas honteux ? »
Une femme: « Mon compagnon, il veut changer sa voiture, la banque ne lui prête pas, parce qu’il gagne 1 000 €. Mais Cofidis, eux, ils sont d’accord. Ca veut dire quoi ? Que pour l’ouvrier, on ne prête pas à 2 %, mais à 20 % oui ? »
Nolan, 24 ans, père de famille, voix chevrotante :
« J’étais en contrat aidé, dans un collège, et du jour au lendemain, ils m’ont arrêté. C’est le gouvernement, ils m’ont expliqué, ils n’en veulent plus. Ca m’a mis en colère, je me sens abandonné, et on est douze dans ce cas-là, douze jeunes, avec pas grand-chose comme bagages, l’école c’était pas mon truc, et j’avais pas tellement foi dans la République… Là, mon métier, je l’aimais… Et maintenant, ça m’a fragilisé, je suis précarisé, perdu. Y a des copains, c’est la délinquance derrière. »
11 h Flixecourt (sur le retour)
Partout, j’ai oublié de signaler, partout, des pancartes « Macron démission! », ou c’est inscrit sur les chasubles avec le doigt d’honneur. Et c’est le point commun, plus que le gasoil :
« Nous, si on veut du boulot, il faut cinq ans d’expérience. Mais eux, ils devraient vivre cinq ans à Etouvie, en HLM, avec le Smic et faire les 3 * 8 avant de devenir ministres… »
« Macron, quand il a passé le premier tour, pour aller fêter dans son restau de luxe, il a grillé tous les feux rouges. Alors qu’il était pas encore président… »
« Edouard Philippe, en rentrant du Havre, il roulait à 180 sur l’autoroute. »
« Combien qu’il y en a, de ministres, qui ont une voiture électrique? »
A deux reprises, c’est parti sur les immigrés: « A Calais, on leur paie le permis, me dit un retraité.
– C’est pas vrai, je corrige.
– C’est le responsable d’une association qui l’a dit.
– Ce sont des gens misérables, et au fond de vous, vous le savez. Il faut pas que les pauvres se déchirent entre eux, je fais la leçon. C’est pas eux qui vous coûtent des dizaines de milliards. Regardez en haut. »
13 h. Camon.
Ici, les bloqueurs sont de « Roquette », un fabricant de féculents, à Daours : « C’est moi qui ai lancé le truc, me raconte un jeune barbichu, à pantalon rouge. J’ai motivé les copains. C’est pas que l’essence, y a nos salaires surtout… »
Ca me paraît tellement symbolique: à la place de la grève, du conflit social dans la boîte, le conflit social s’est déplacé là, sur le bitume…
Evidemment, qu’il y a tout et son contraire, là-dedans.
C’est pas la pureté révolutionnaire.
Et qu’est-ce que ça donnera demain?
Mais aujourd’hui, déjà, aujourd’hui ça a existé, et jamais je n’aurais cru, comme député, vivre une journée comme ça, cette aventure de proximité, convoyé en Harley-Davidson (spéciale dédicace aux camarades motards, à Fabien, à Didier) sur les routes désertes de la Somme (pas toujours à 80 à l’heure…), avec, sur les bas-côtés, les couleurs d’automne, les arbres aux reflets mordorés.
Et c’est peut-être ce qui a motivé des bloqueurs, aussi : qu’il se passe quelque chose, enfin, dans cette France endormie.
François Ruffin
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