Une chronique de Michel Husson sur le site d’Alternatices économiques, le 13 décembre. Extraits
« Haro sur le salaire minimum : des arguments contrefaits »
Le 28 novembre dernier, le premier ministre avait fait cette curieuse déclaration au micro de Jean-Jacques Bourdin, : « Notre politique n’est pas de faire des coups de pouce au Smic. C’est de faire en sorte que le travail paie. » Mais n’est-ce pas le salaire qui paie le travail ? Toujours chez Bourdin, Benjamin Griveaux a détaillé comment se décompose la hausse annoncée par le président de la République de 100 euros nets du Smic : « C’est 20 euros de baisse de charges [sic] et 80 de prime d’activité ». Edouard Philippe a un peu plus tard ajouté à la confusion en annonçant à l’Assemblée nationale que « notre objectif n’est pas d’en rester à ceux qui bénéficient aujourd’hui de la prime d’activité, mais que l’ensemble de ceux qui sont rémunérés au Smic bénéficient d’une augmentation substantielle ». Mais ce n’est pas si simple…
La prime d’activité n’est pas un salaire
Depuis le 1er janvier 2016, la prime d’activité a remplacé le volet activité du RSA et la prime pour l’emploi. Ce sont les caisses d’allocations familiales qui la versent aux 2,6 millions de foyers qui en bénéficient en 2018. Elle dépend des revenus du ménage et non du niveau de salaire individuel. Ce n’est donc pas un salaire payé par les employeurs, mais une prestation. Et c’est d’autant plus vrai que, n’étant pas soumise à cotisation sociale, la prime d’activité n’ouvre aucun droit à retraite.
Ce dispositif a un double objectif : diluer la notion de salariat et subventionner le coût du travail pour les employeurs. (…°
La prime d’activité n’ouvre aucun droit à retraite
Salaire minimum = salaire décent
L’astuce consiste donc à ne pas distinguer les problèmes. La fonction des minima sociaux est d’assurer une redistribution solidaire visant à faire reculer la pauvreté. La fonction du salaire minimum est autre : elle consiste à garantir à chacun un salaire décent, ce que les Britanniques appellent un living wage.
Voilà la définition qu’en donne un rapport de l’agence européenne d’Eurofound : « une mesure du revenu qui garantit à un salarié un niveau de vie de base mais socialement acceptable, calculé à partir d’un panier de biens et services. » Le même rapport constate que là où le calcul est fait, le living wage est « systématiquement supérieur au salaire minimum légal. »
(…) Les résultats de cette étude sont résumés dans une lettre de l’ONPES où l’on apprend que : « globalement les budgets de référence pour une participation à la vie sociale se situent (pour un ménage logé dans le parc social) entre 1 424 euros pour une personne active seule et 3 284 euros pour un couple avec deux enfants. » On est effectivement largement au-dessus du Smic !
Le recours à la prime d’activité et les baisses de cotisations sociales ont finalement un point commun : elles entérinent le discours patronal sur un coût du travail excessif. C’est donc à l’Etat d’en prendre une partie croissante à sa charge. Tout cela au nom de l’emploi.
Le Smic ennemi de l’emploi ?
Pour la ministre du Travail Muriel Pénicaud, « le coup de pouce au Smic, on sait que ça détruit des emplois, donc ça n’est pas la bonne méthode. » Mais ce qu’on sait surtout, c’est qu’on ne sait rien, car rien ne vient étayer ce théorème.
Cette absence en France de fondements empiriques au savoir officiel est troublant, quand on la compare aux nombreuses études portant sur d’autres pays. Voici un petit florilège. Au Royaume-Uni, le rapport de la Low Pay Commission ne trouve « aucun effet négatif statistiquement significatif du salaire minimum sur l’emploi. » Une autre analyse détaillée confirme que « la Grande-Bretagne a doublé son salaire minimum depuis 2000 sans effet notable sur le chômage. »
(…)
Sur l’ensemble des pays de l’OCDE, Simon Sturn ne trouve « aucune indication d’effets importants sur l’emploi des travailleurs peu qualifiés et des jeunes. Les élasticités estimées sont faibles et statistiquement indiscernables de zéro. »
« Rien ne prouve que l’augmentation du salaire minimum est coûteux en emplois », Paul Krugman
Aux Etats-Unis, le débat est très animé depuis une salve d’articles de Katz et Krueger (1992) puis de Card et Krueger (1993), utilisant une « expérience naturelle », à savoir l’évolution différente du salaire minimum dans les différents Etats.
Paul Krugman a résumé ainsi le nouveau consensus dans une chronique parue en juillet 2015 dans le New York Times : « (…) Rien ne prouve que l’augmentation du salaire minimum est coûteux en emplois. » Le conseil des conseillers économiques du président (Obama à l’époque) arrive en octobre 2016 à la même conclusion : « Les revues de littérature sur le salaire minimum montrent que les effets estimés sur l’emploi sont généralement proches de zéro. »
De plus, l’augmentation du salaire minimum a bien pour effet de faire baisser le taux de pauvreté, comme le montre encore une autre étude. L’US Census Bureau constate lui aussi que « l’augmentation du salaire minimum engendre une croissance des gains au bas de la répartition, et ces effets persistent et prennent même de l’ampleur sur plusieurs années. »
L’inventivité des experts
En France, les experts mandatés pour le faire, redoublent d’inventivité pour déconsidérer le Smic. Nous avions décortiqué ces arguments dans un document de travail de l’Ires, synthétisé dans une lettre. L’un des arguments contrefaits consiste à dire que les modalités d’indexation du Smic créeraient une circularité perverse et inflationniste, notamment par son rôle d’entraînement sur les minima de branches.
Il est au contraire important de souligner que la référence au Smic a des effets protecteurs pour la fixation des salaires conventionnels de branche. Une étude de la Dares a cherché à décomposer leur progression en deux éléments : la mise en conformité avec les hausses du Smic (« effet Smic ») et une augmentation autonome (« hors Smic »). On vérifie alors que la contribution de l’effet Smic est significative, mais que sa diffusion dans l’échelle des salaires est relativement limitée, comme le montre Erwan Gauthier, économiste à la Banque de France.
Mais cet ancrage au Smic remplit une fonction essentielle : la garantie de progression du Smic, autorisée par ses règles d’indexation, rend impossible toute dérive à la baisse des salaires conventionnels dans les branches à bas salaires. (…)
L’offensive contre le Smic s’inscrit donc dans un projet plus large de déconnexion entre travail et salaire et de décentralisation de la négociation collective. C’est une offensive politique, sans soutien économique.