La victoire de Syriza inaugure un changement d’ère en Europe (1). Le nouveau gouvernement grec a été élu pour tourner le dos à l’austérité, aux privatisations et à la course au moins-disant social au nom de la compétitivité. Ses premières décisions montrent qu’il est déterminé à respecter le mandat démocratique qui lui a été confié.
Cette nouvelle donne a été accueillie pour le moins fraîchement dans les capitales européennes. Le bras de fer qui s’engage se focalise sur un point crucial : le sort de la dette grecque. Tout le monde sait qu’elle est insoutenable. Le nouveau pouvoir à Athènes entend prendre acte de cette situation dont il hérite et procéder à une annulation partielle de cette dette afin de mettre en œuvre son programme de rupture avec le néolibéralisme. Les autres Etats de l’Union européenne et la Commission qui en détiennent les deux tiers opposent à l’unisson un refus catégorique à cette exigence de restructuration. Tout au plus se déclarent-ils prêts à procéder à un rééchelonnement dans le temps. Mais cette concession, par ailleurs inévitable, n’est consentie qu’à la condition expresse que le gouvernement dirigé par Aléxis Tsípras, poursuive l’austérité et les réformes structurelles honnies. Ce qui revient à exiger de lui une trahison en bonne et due forme de ses électeurs.
Dans cette bataille, l’opinion publique est prise à témoin avec un argument particulièrement insidieux, répété en boucle depuis quelques jours. Le ministre des Finances français, Michel Sapin, le résumait ainsi : « Annuler la dette ? Non, car ce serait transférer le poids du contribuable grec vers le contribuable français. » Cet argument est à la fois hypocrite, dangereux et faux. Les autoproclamés chantres de l’unité européenne n’ont aucun scrupule à jouer avec le feu en faisant vibrer la corde des égoïsmes nationaux. Diviser pour mieux régner permet de dissimuler le fait que d’Helsinki à Athènes en passant par Berlin, Paris et Madrid, les peuples ont intérêt à sortir du chantage à la dette qui les met sous la coupe des marchés financiers. Le chantage vise à empêcher que l’émancipation du peuple grec ne fasse tâche d’huile.
Ayons en tête quelques ordres de grandeur : la dette grecque s’élève à 317 milliards d’euros. A l’échelle européenne, c’est une somme ridicule : seulement 3% de la dette de l’ensemble de la zone euro. Le véritable enjeu n’est donc pas financier mais politique. Admettre la remise en cause de la légitimité de la dette grecque pose de facto la question des autres dettes insoutenables : celle de l’Italie au premier chef, un pays englué dans la stagnation, dont le PIB par habitant est aujourd’hui plus faible qu’en 1999 et dont la dette dépasse 120% du PIB. Mais aussi celle du Portugal, de l’Espagne, de l’Irlande et – pourquoi pas ? – de la France. Le collectif pour l’audit citoyen de la dette a montré que la dette française est aux deux tiers le fruit d’un effet boule de neige des intérêts et de la sécession fiscale des grandes entreprises et des plus riches.
Les quelque 227 milliards d’euros qui ont été versés par le Fonds monétaire international (FMI) et les Etats européens à la Grèce ne sont pas allés au peuple grec. 90% sont revenus d’une manière ou d’une autre aux marchés financiers : remboursement des obligations, paiement des intérêts et recapitalisation des banques grecques pour que celles-ci ne fassent pas défaut. Les gouvernements auraient pu directement renflouer le secteur financier et, au premier chef, les banques françaises et allemandes qui étaient fortement exposées en Grèce. Evidemment, le message politique n’aurait pas été le même. Bien difficile dans ce cas de faire reposer la culpabilité sur les citoyens grecs.
S’il existe des problèmes de finances publiques en Grèce et que les riches citoyens grecs échappent à l’essentiel de l’impôt (la justice fiscale est d’ailleurs l’un des piliers du programme du gouvernement Syriza), la catastrophe humanitaire, sociale et économique que connaît le pays et l’impasse de la dette n’est que marginalement le résultat d’un problème de collecte de l’impôt. Les principaux responsables de cette situation sont les institutions qui ont permis que les déséquilibres financiers et commerciaux s’accumulent au sein de la zone euro, les acteurs financiers qui ont pris le risque de prêter inconsidérément à la Grèce dans les années 2000 sans in fine assumer le prix de leur négligence, la BCE qui ne prête pas directement aux Etats et la Troïka qui a imposé des politiques d’austérité et de libéralisation aussi injustes qu’inefficaces, avec une explosion de la dette pour résultat.
Plutôt que de dresser les Européens les uns contre les autres, les Grecs contre les « contribuables » français ou allemands, opposons la démocratie et le mieux-vivre au pouvoir de la finance et au chantage à la dette. Et si Hollande et le gouvernement Valls commençaient par respecter la majorité populaire qui s’est exprimée en 2005 pour rejeter le Traité sur le fonctionnement de l’UE (le TCE) et en 2012 pour combattre la finance ? L’UE et les gouvernements devraient prendre au sérieux la proposition d’Aléxis Tsípras d’organiser une conférence européenne sur la dette. Celle-ci devrait aboutir à une annulation partielle des dettes publiques combinée à une monétisation progressive de celles-ci par la BCE. C’est la seule solution durable pour sortir le continent de l’austérité et de la dépossession sans fin. Et que l’on ne nous rétorque pas que les moyens manquent ! Depuis 2008, gouvernements et banques centrales n’ont cessé de venir en aide au secteur financier, un soutien qui se chiffre en milliers de milliards d’euros.
Il est temps de tourner la page de la régression économique et sociale en Europe. Pour regarder à nouveau vers l’avenir, prendre de front le fléau du chômage et engager la transition écologique, une réorientation majeure des politiques économiques est indispensable. Le peuple grec, si profondément meurtri par la violence structurelle du néolibéralisme, est le premier à avoir eu le courage de s’engager dans cette voie. Il a ouvert la brèche et nous sommes de toutes nos forces à ses côtés dans cette bataille décisive pour l’annulation de la dette
(1) Le nouveau Premier ministre, Aléxis Tsípras, rencontre ce mercredi à Bruxelles le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. La Grèce veut entamer des négociations sur sa dette.