Chercheur et membre de l’association Survie, Fabien Lebrun publie chez L’Échappée Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté. En dénonçant les impacts écologiques, géopolitiques et humains des nouvelles technologies, il en vient à raconter la tragédie de tout un pays, le Congo-Kinshasa. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur la République démocratique du Congo (RDC) ?
Fabien Lebrun : Après avoir étudié divers impacts de la consommation des technologies de l’information, je me suis penché sur la production de l’ensemble des terminaux et infrastructures numériques, c’est-à-dire sur leur matérialité. Ainsi, lorsque l’on se penche sur les ressources naturelles qui composent nos appareils connectés, nous tombons obligatoirement sur le Congo-Kinshasa, de par sa singularité géologique.
Vous êtes membre de l’association Survie, dont l’un des combats historiques est la reconnaissance de la complicité de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Le régime de Kigali actuel est accusé par l’ONU de soutenir le M23, groupe armé actif dans la déstabilisation du Nord-Kivu. Identifiez-vous une contradiction entre ces axes de travail ?
Il n’y a pas de contradiction entre ces deux axes. Il s’agit d’être nuancé et précis : agir pour la reconnaissance du génocide des Tutsis au Rwanda ne doit pas se faire au détriment des populations congolaises victimes de la politique économique rwandaise au Congo, au même titre que dénoncer les crimes à l’Est du Congo ne peut en aucun cas alimenter le doute sur le génocide des Tutsis au Rwanda et toutes formes d’anti-tutsisme. L’imbrication des deux histoires doit par ailleurs faire prendre du recul sur les facteurs « ethniques ». Il faut convoquer d’autres déterminants aux drames communs en Afrique des Grands Lacs.
Justement, comment votre analyse de l’extractivisme contrarie-t-elle les lectures ethnicistes des conflits en cours ? Quels liens faites-vous avec la colonisation et le (néo)colonialisme ?
La dimension ethnique et communautaire des conflits au Congo est souvent invoquée du fait de revendications foncières autour de la conception de la terre et de son usage. Cette situation locale doit, à l’ère de la mondialisation, être mise en tension avec la géopolitique régionale et internationale. La plupart des groupes armés existent à partir de l’exploitation de ressources naturelles (minières, agricoles et forestières) : tous dépendent d’une économie locale elle-même en interconnexion avec l’économie mondialisée. Des acteurs du monde entier participent de cette exploitation et commercialisation des matières premières congolaises – des agents « traditionnels » du colonialisme (les Occidentaux) et des nouveaux (particulièrement la Chine).
On observe donc une convergence d’intérêts entre ces groupes armés et les entreprises occidentales ? Quelle part de responsabilité est attribuable à la France ?
L’industrie minière a financé la rébellion menée par Kabila en 1996 pour chasser le dictateur Mobutu, s’implanter davantage au Congo et s’approprier les métaux numériques, notamment les multinationales nord-américaines, canadiennes en tête [1]. Les multinationales minières ont financé des groupes armés congolais et étrangers qui ont commercialisé les minerais destinés à l’industrie numérique émergente. Les métaux congolais ont alimenté un trafic d’armes et donné du pouvoir économique et politique à des seigneurs de guerre et trafiquants en tout genre, début d’une chaîne qui commence en Afrique centrale pour finir chez les multinationales de l’informatique. Les élites congolaises se sont également enrichies et ont bâti leur pouvoir via des contrats avantageux pour les entreprises étrangères, quand elles n’ont pas bradé les terres de leurs populations. Cette kleptocratie est cautionnée par les puissances capitalistes occidentales comme orientales, car tout le monde a besoin du Congo pour s’industrialiser et devenir une puissance high-tech.
Donc tout le monde se sert : États-Unis, Canada, Afrique du Sud, pays européens, Chine, Inde, Émirats arabes unis… Les institutions capitalistes, type FMI et Banque mondiale, financent les projets extractivistes et rédigent le code minier congolais. Les minerais sont pillés par les pays voisins, Rwanda et Ouganda en tête, la contrebande et la corruption permettent d’acheminer les minerais jusqu’aux ports du Kenya et de la Tanzanie en toute opacité, puis de les exporter jusqu’aux métallurgistes occidentaux et usines asiatiques d’assemblage des composants, pour finir en gadgets technologiques commercialisés partout dans le monde : cette géopolitique fait du Congo l’un des centres de notre monde connecté.
L’État français, via le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), a récemment passé des accords avec l’État congolais pour explorer et mieux connaître le sous-sol congolais. Qui peut croire ou affirmer un instant que ces démarches amélioreront le sort des populations ? On est là face à une manifestation typiquement néocoloniale, sans compter les partenariats militaires que Survie a documentés. Par ailleurs, je rappelle que des multinationales françafricaines comme Total, Perenco et Bolloré exploitent le sous-sol congolais : extraction d’hydrocarbures, transport de produits miniers…
En matérialisant la dématérialisation, votre livre permet de comprendre la place centrale du Congo dans le capitalisme mondial : quel rôle spécifique des géants de la tech dans les systèmes de prédation identifiez-vous ?
Le Congo est qualifié de « scandale géologique » tant il regorge de ressources naturelles. Depuis la révolution industrielle, le Congo approvisionne les différentes étapes de la mondialisation : du caoutchouc pour l’industrie du pneu et de l’automobile à la fin du XIXe siècle, des métaux utiles en temps de guerre pour les deux conflits mondiaux du XXe siècle (zinc, cuivre, plomb, manganèse, etc.), du cobalt pendant la Guerre froide et la course aux armements, jusqu’à l’uranium du Katanga à l’origine de la bombe atomique.
L’abondance du sous-sol du Congo répond à l’informatisation du monde des années 1990–2000, notamment ceux qualifiés de minerais de sang : le coltan (tantale) qui sert à la fabrication des condensateurs, la cassitérite (étain) aux soudures des circuits électroniques (et qui contribue avec l’indium à rendre les écrans tactiles), le wolfram (tungstène) utilisé pour la sonnerie et le vibreur, l’or pour les circuits imprimés, tous présents au Kivu. Mais il faut ajouter le cuivre pour les câbles, le germanium pour la technologie wifi, le cobalt et le lithium pour les batteries des téléphones et ordinateurs portables ainsi que pour les voitures électriques. Autant être clair, sans Congo : pas d’iPad ni de Switch, pas de vélo électrique ni de Tesla. Bill Gates et Elon Musk n’existent pas.
Vous proposez aussi une réflexion sur la dimension genrée des violences sexuelles exercées parmi les crimes de guerre qui sont commis en RDC…
Il s’agit du conflit le plus meurtrier depuis la Seconde Guerre mondiale – et pourtant censuré dans la presse – avec des centaines de milliers de femmes violées jusqu’à des mutilations sexuelles insoutenables, dénoncées depuis 25 ans par le médecin congolais Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, qui m’a fait l’honneur d’une préface [2]. Justine Masika Bihamba, cofondatrice de la Synergie des femmes pour les victimes des violences sexuelles, a publié un excellent ouvrage cette année également sur ce sujet (Femme debout face à la guerre, éditions de L’Aube). À cela s’ajoutent les millions de morts, déplacés et réfugiés, autant d’enfants dans les mines qui meurent de conditions de travail épouvantables, des dizaines de milliers d’enfants-soldats et de jeunes filles esclaves sexuelles, des territoires entiers contaminés par l’activité minière intrinsèquement polluante, des forêts rasées, des cours d’eau intoxiqués aux métaux lourds provoquant maladies et malformations congénitales, des rivières et lacs où la vie a disparu, faune et flore éradiquées.
Ce sont des millions de Congolais privés de leurs moyens de subsistance (de leurs terres fertiles et forêts nourricières, eau et énergie abondantes). Trente ans de numérique dans le monde, c’est trente ans de morts congolais et de terres mortes au Congo sur lesquels repose le développement technologique.
Propos recueillis par Camille Lesaffre
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Le cri des morts du Congo
« ENFIN C’EST DIT ! Il fallait faire de grands détours historiques et oser prendre le recul nécessaire pour nous donner un grand angle sur l’histoire du Congo-Kinshasa, son exploitation froide, ses afflictions systémiques, sa paupérisation structurelle. Fabien Lebrun l’a fait. Les pièces du puzzle tombent au bon endroit, et même si l’image générale qui s’en dégage offre un regard proprement effrayant sur l’Occident violemment capitaliste, on en sort intellectuellement soulagé. On comprend. »
C’est par ces mots du philosophe Alain Deneault, qui signe la préface du livre, que s’ouvre Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté. Un ouvrage ambitieux et courageux dans lequel le chercheur Fabien Lebrun [3] s’emploie à dégager de la complexité des faits historiques ceux qui sont constants et dominants et constituent ainsi une grille de lecture éclairante – en l’occurrence révélatrice du fonctionnement de la structure capitaliste de la société moderne, telle que décrite par Marx. Objet de ce décryptage salutaire, depuis l’accumulation primitive du capital initiée à la fin du XVe siècle jusqu’à l’accumulation définitive contemporaine : le bassin du Congo.
Cela commence par quatre siècles de rapts d’hommes et de femmes au royaume du Kongo. Des captifs embarqués jusqu’au continent américain pour y travailler dans les vastes plantations de sucre, de coton, de tabac, de café… Autant de produits devenus indispensables aux consommateurs européens. 13 millions de Congolais sont déportés, dont cinq périssent pendant le trajet dans des conditions inhumaines. L’essor industriel de l’Europe de l’Ouest, qui débute au XVIIIe siècle, n’a été possible que grâce aux énormes profits du commerce triangulaire et de ces plantations d’outre-Atlantique.
Puis vint, à partir de 1885, la colonisation de l’Afrique et le deuxième acte de la tragédie du Congo, attribué en propriété privée au roi des Belges Léopold II. L’immense forêt équatoriale du bassin du Congo recèle, entre autres richesses, l’hévéa qui produit le caoutchouc nécessaire à l’industrie automobile. Son exploitation se fait dans des conditions d’une cruauté inouïe : exécutions et mutilations s’abattent sur une population forcément récalcitrante au travail forcé. Entre 1885 et les années 1930, le Congo perd la moitié de ses habitants.
Mais l’horreur ne s’arrête pas là. Dans la seconde moitié du XXe siècle, on assiste à une explosion de l’extractivisme, qui atteint des proportions gigantesques à partir de 1995. Fabien Lebrun fait l’inventaire des fabuleuses ressources en minerais de l’actuelle République démocratique du Congo (RDC), sans lesquelles le monde numérique n’existerait pas. Cette singularité est à l’origine des guerres qui font rage depuis 30 ans dans le pays pour le contrôle des sites miniers. En tête de cette course à l’exploitation par les armes, le Rwanda et l’Ouganda voisins. Mais les autres pays limitrophes prennent aussi part à la curée, de même que l’armée congolaise, héritière de la corruption invétérée de l’ère Mobutu. La guerre est financée par le trafic de métaux rares et autres minerais, qui quittent la RDC en toute illégalité. Un trafic lui-même entretenu par la guerre, laquelle nourrit aussi le trafic des armes. Au bout de la chaîne, une industrie mondiale du numérique qui ferme les yeux sur l’origine de ces irremplaçables matières premières.
Le chapitre des conséquences est insoutenable : massacres incessants, tortures inimaginables, violences sexuelles systématiques… La mort fauche les habitants par millions. Il s’agit notamment de chasser par la terreur les paysans vivant sur les sites convoités. S’y ajoute le scandale de l’extraction par des enfants esclaves, exploités dans des conditions dantesques. Les effondrements de galeries sont fréquents, ensevelissant parfois des centaines de creuseurs dont on ne dégagera pas les corps – le temps presse pour l’extraction !
Chaque avancée technologique, requérant plus de variétés de métaux rares et en plus grande quantité, amène une recrudescence des conflits. Le progrès technique illimité génère ainsi une barbarie illimitée. Les responsables ? Chacun de nous, qui avons du sang congolais dans notre poche ; les colons africains, soldats et bandes armées, et leurs commanditaires qui commettent massivement des crimes inouïs et devraient être jugés ; mais surtout les surpuissantes multinationales du numérique avec leurs surprofits, qui pèsent de toute leur influence pour empêcher qu’une loi internationale n’impose une véritable traçabilité qui leur interdirait d’utiliser ces métaux souillés du sang des enfants. Quand on demande à un Bill Gates ce qu’il pense de la situation au Congo, il ne dit mot. Un silence partagé par les grands médias internationaux. Il règne une patente et sinistre indifférence générale face à l’ampleur de cette tragédie congolaise.
Pour Fabien Lebrun, le salut du Congo passe par la dénumérisation du monde.
Odile Tobner
[1] « Canada : le paradis sous terre » ([Billets d’Afrique n°204, juillet-août 2011)]->4033
[2] Cet entretien a été réalisé le 5 octobre. Quelques jours plus tard, le Dr. Mukwege a publié un post sur le réseau social X dans lequel il affirme son « soutien à M. Charles Onana » dont il dénonce un « procès politisé ». Cette prise de position a largement été reprise dans la presse congolaise et surtout dans la galaxie des négationnistes du génocide des Tutsis.
[3] Déjà auteur de On achève bien les enfants, écrans et barbarie numérique (Le Bord de l’eau, 2020).