Les droits de la défense sont-ils bafoués si on porte un gilet jaune ? Alors que, début janvier, plus de 5 000 personnes ont fait l’objet d’un placement en garde à vue depuis le début du mouvement, donnant lieu à plus de 800 comparutions immédiates, les avocats des « gilets jaunes » se disent inquiets.
Dans une tribune publiée, samedi 2 février, sur franceinfo, 59 avocats* mettent en garde contre « les dérives » qu’ils ont pu constater dans le traitement de ces dossiers.
Expulsions et délogements « totalement illicites », auditions sans présence d’avocats, grande sévérité des peines prononcées… Ces avocats alertent sur d’éventuelles « atteintes aux droits individuels et aux libertés publiques dans notre pays ». Ils s’expriment ici librement.
Notre pays traverse une période de contestation inédite sous la Ve République depuis le 17 novembre 2018. De manière tout aussi inédite, les juridictions, principalement pénales, sont particulièrement sollicitées afin de statuer, dans des conditions parfois discutables, sur la culpabilité ou l’innocence de justiciables qui, pour un grand nombre d’entre eux, n’ont jamais eu à connaître les instances judiciaires pénales ni même les services de police et d’enquête. Les gardes à vue sont légion et ont lieu dans des conditions qui inquiètent nombre d’avocats, auxiliaires de justice mais aussi défenseurs des libertés publiques et individuelles.
Par la présente tribune, nous, avocats signataires, entendons alerter quant au danger que constituent ces procédures faites souvent dans l’urgence et visant principalement à gonfler, souvent de manière artificielle, des chiffres qui seront annoncés par le ministère de l’Intérieur.
Des « gilets jaunes » dissuadés de recourir à la présence d’un avocat
En amont de toute poursuite et sans décision judiciaire, nous avons pu constater la violation délibérée des droits de manifestants par des expulsions et délogements totalement illicites et en ayant recours à la force publique. Nous avons constaté des poursuites pour des motifs saugrenus telle qu’occupation illicite du domaine public alors que les personnes poursuivies n’avaient fait que stationner quelques minutes aux alentours d’un rond-point.
Nous avons constaté dans certains commissariats ou gendarmeries, que des avocats n’ont pas pu s’entretenir avec leur client gardé à vue en dépit de leur désignation.
Certains encore ne sont pas tenus informés des suites judiciaires décidées par le seul parquet : soit de remise en liberté, soit de leur présentation devant un procureur de la République alors que l’avocat doit être averti de celles-ci.
Pire encore, tant dans le cadre des auditions libres que durant les gardes à vue, nombre de « gilets jaunes » indiquent que des enquêteurs les ont dissuadés du recours à l’assistance d’un avocat en arguant que si l’avocat intervenait, ils seraient remis en liberté beaucoup plus tardivement. Nombre de personnes ont donc renoncé au droit essentiel de la présence d’un avocat à leurs côtés, espérant ainsi une sortie plus rapide de garde à vue ou bien la clémence des services judiciaires.
Des comparutions immédiates devenues la norme
Nous tenons ici à rappeler que nombre de « gilets jaunes » n’ont jamais eu à connaître auparavant la justice pénale. Après des enquêtes souvent rapides, des investigations réduites au minimum et des prolongations de garde à vue dites de « confort », les gardés à vue sont fréquemment déférés lors de comparutions immédiates. Ces procédures où le mis en cause est jugé immédiatement après une garde à vue par définition éprouvante, sont habituellement réservées aux personnes ayant des antécédents judiciaires, pour des affaires relativement évidentes et relevant d’une gravité certaine.
Pour autant, s’agissant des « gilets jaunes », nous avons pu voir ce choix procédural du parquet être mis en œuvre pour des affaires plus complexes, pour des personnes sans aucun antécédent et s’agissant d’affaires ne présentant pas la gravité habituellement retenue pour ce choix procédural (dégradations, outrages…).
Le traitement rapide des affaires judiciaires des manifestants nous semble l’œuvre du désir des pouvoirs exécutifs de donner une réponse forte.
Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, d’autres membres de l’exécutif mais aussi le président Emmanuel Macron ont indiqué dans des tweets ou par voie de presse que des réponses judiciaires sévères seront apportées par la justice. Cette sévérité ainsi demandée aux magistrats du siège pourrait constituer une atteinte à leur indépendance.
Cependant, il semblerait que certains magistrats ne s’émeuvent pas des consignes des pouvoirs publics et adhèrent à cette sévérité en prononçant des peines fermes avec mandat de dépôt en ne tenant pas compte des critères habituels, notamment celui de la personnalisation de la peine et son adaptation au profil et aux faits reprochés et ce alors que les mis en cause n’ont jamais été condamnés.
Des contrôles judiciaires « très contraignants »
De manière tout aussi fréquente, sont mises en place des procédures de convocation par procès-verbal remis par les procureurs et donc plaçant les mis en cause sous contrôle judiciaire parfois de longs mois avant leurs jugements. Ces contrôles judiciaires, très contraignants, portent parfois des obligations ayant des conséquences graves, comme des interdictions de paraître dans certaines villes alors qu’il s’agit du lieu de travail des mis en cause, ou encore des obligations de soins sans lien avec les faits reprochés ou même des interdictions de conduire tout véhicule bien que sans lien avec les faits reprochés. Nous avons même pu constater une interdiction de quitter le domicile entre certains horaires !
Certains avocats et aussi des magistrats du siège constatent aujourd’hui cette sévérité pénale et manifestement souvent inadaptée, et s’en émeuvent.
A l’inverse, nous avons constaté que les procédures relatives à de présumées violences policières ne faisaient pas l’objet de la même célérité d’enquête ou de poursuites.
L’identification de policiers mis en cause est longue et laborieuse, les poursuites rares, dans le cadre de procédures excluant les avocats (enquêtes préliminaires, enquêtes internes) de sorte qu’à ce jour, à la connaissance des avocats signataires, aucune poursuite pénale n’a abouti concernant des violences policières. Nous dénonçons par ailleurs des comportements qui posent question de la part des services de police quant à la présence de certains avocats, qui ont pu s’émouvoir de pratiques policières qu’ils constataient et qui ont fait l’objet eux-mêmes de mesures coercitives particulièrement inquiétantes. Nous pensons notamment à notre confrère de Nancy.
Enfin, à l’instar de plusieurs parlementaires, nous sommes particulièrement inquiets quant au projet de loi actuellement en discussion dit « anti-casseur » qui nous semble contraire à nombre de principes fondamentaux. Le cas échéant, nous envisageons de saisir, par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité le Conseil constitutionnel, afin de déterminer si les libertés publiques, le droit européen et les textes fondateurs de notre République ne sont pas transgressés par l’application de la loi si elle restait en l’état.
Nous, avocats signataires, tenons à alerter quant aux dérives que nous constatons et qui semblent porter atteinte aux droits individuels et aux libertés publiques dans notre pays.