Pourquoi le trumpisme est un fascisme
Avec les aimables autorisations de l’auteur
et du site alter.québec
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Selon Umberto Eco, Mussolini avait une rhétorique, un discours, mais pas de système de pensée cohérent et structuré. Alors que le nazisme et le stalinisme étaient de véritables totalitarismes, dans le sens d’un « régime qui subordonne tout acte individuel à l’État et son idéologie » [6], le fascisme italien était certes une dictature de droite, mais n’avait pas de philosophie propre. Selon l’auteur, « Le fascisme était un totalitarisme fuzzy. Le fascisme n’avait rien d’une idéologie monolithique, c’était un collage de diverses idées politiques et philosophiques, fourmillant de contradictions » [7].
C’est ce qui lui a donné une certaine efficacité en lui permettant de rallier des tendances hétérogènes, voire opposées, de cristalliser des frustrations évanescentes, et notamment de convaincre « les leaders libéraux européens que le nouveau régime mettait en œuvre des réformes sociales intéressantes, capables d’offrir une alternative modérément révolutionnaire à la menace communiste » [8]. En somme, rallier et incarner la critique des mécontents tout en préservant les privilèges des puissants, tel est le compromis fasciste.
Or, l’usage politique des nouvelles technologies, et plus spécifiquement du mode de fonctionnement commercial des réseaux sociaux, vient aujourd’hui considérablement renforcer cette dynamique en permettant rapidement, et à une très large échelle, de segmenter l’électorat par des messages ciblés faisant appel aux émotions, pour ensuite le mobiliser autour d’un discours de dénonciation. Comme l’affirme très justement Giuliano da Empoli, « le jeu démocratique traditionnel avait une tendance centripète : gagnait celui qui réussissait à occuper le centre de l’échiquier politique. […] Dans le Nouveau Monde, la politique devient centrifuge. Il ne s’agit plus d’unir l’électorat autour du plus petit dénominateur commun, mais au contraire d’enflammer les passions du plus grand nombre de groupuscules possible pour ensuite les additionner – même à leur insu » [9]. À l’ère des partis-algorithmiques conçus par les ingénieurs du chaos, « pour conquérir une majorité, il ne faut plus converger vers le centre, mais additionner les extrêmes » [10].
Ainsi, si ce compromis fasciste peut prendre mille visages en fonction des différents contextes dans lesquels il se manifeste, et nous en avons aujourd’hui des exemples sur tous les continents (Trump, Poutine, Modi, Milei, Orban, Meloni, Nétanyahou…), Eco énonce une série de quatorze éléments qui permettent de reconnaître ce qu’il nomme l’Ur-fascisme, ou encore le fascisme primitif ou éternel, soit le cœur universel du fascisme, peu importe le masque particulier qu’il va revêtir. Reprenons chacun de ces invariants du fascisme énoncés par Eco en les illustrant d’exemples liés aux récentes actions du gouvernement Trump.
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Le culte de la tradition. Le discours doit être enraciné dans un récit des origines qui est souvent mythifié et syncrétique, mais dont les valeurs qui en émanent doivent porter le poids de l’histoire. Certes, l’histoire est jeune dans le Nouveau Monde, mais cela n’empêche pas le discours trumpiste de mobiliser différentes symboliques, à commencer par son slogan Make America Great Again (MAGA), visant à alimenter la nostalgie et invoquer le retour à un passé grandiose. (…) La référence au président Andrew Jackson (1829–1837), dont le portrait a été réinstallé dans le bureau ovale par l’administration Trump, rappelle le message suprémaciste blanc et chrétien de celui qui a organisé le déplacement forcé et meurtrier des populations autochtones aux États-Unis. Le revers de cette médaille traditionaliste comme le souligne Eco, est que si le passé est gage du présent, et nécessairement de l’avenir conçu comme la permanence de ce qui fut, il ne peut y avoir de progrès, de découverte ni d’avancée du savoir. Ce qui introduit le prochain élément.
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Le refus du modernisme. Qui ne signifie pas le rejet de la technique, mais plutôt des valeurs d’émancipation portées par le siècle des Lumières, notamment le rationalisme qui allait permettre l’essor de la science moderne. Cela se traduit par l’invalidation de la démarche scientifique, des faits, des données, au profit de la légitimation des croyances et du discours irrationnel, mais vrai (justement parce qu’il est irrationnel). Cette posture se manifeste par l’attaque frontale contre la science et ses protagonistes, que ce soit dans les agences fédérales ou les universités, où règne aujourd’hui un climat de peur face aux purges qui se multiplient. Comme le soulignaient plus de 1900 scientifiques américains dans une courageuse lettre ouverte publiée le 31 mars, des milliers de chercheurs et de chercheuses ont été licencié.es, des subventions ont été bloquées, des données scientifiques ne sont plus accessibles et la collaboration scientifique internationale est entravée [12]. La signature par le président Trump, le 20 mars, d’un décret visant le démantèlement du département de l’éducation participe de cette offensive contre le développement de la pensée scientifique.
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L’action pour l’action. Agir, toujours plus et plus vite, provoquer le mouvement pour éviter à tout prix de prendre le temps de la réflexion et de l’analyse. Multiplier les coups d’éclat et nous plonger dans un tourbillon de décisions pour finalement contrôler l’agenda et imposer son rythme sans aucun recul critique et dans la plus grande confusion. Cela s’incarne chez Trump par la mise en scène des séances de signatures frénétiques de décisions présidentielles, ces fameux décrets signés à la chaîne à grands coups de sharpies [13]. Selon cette logique, les intellectuel.les, les spécialistes et plus largement les milieux de la culture et du savoir sont dénoncés comme des freins à cette action transformatrice qui prend surtout, pour le moment, des allures de stratégie de saturation médiatique qui paralyse tout contre-argumentaire fondé sur l’analyse critique et réflexive des politiques et de leur impact [14].
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Le désaccord est trahison. Ce qui revient à dire : qui n’est pas avec moi est contre moi, et engendre purges et chasses aux sorcières ou autres « ennemis de l’intérieur ». Ce qui va totalement à l’encontre de l’idée moderne de la science, selon laquelle toute chose est vraie jusqu’à preuve du contraire (ce qui suppose donc de pouvoir contester les affirmations sans craindre le bûcher), mais aussi de l’idéal démocratique qui suppose l’existence d’un espace public de débat et de confrontation pacifique des différentes visions du monde. Les attaques menées par la Maison-Blanche contre celles et ceux qui lui résistent, que ce soient les opposants politiques, les médias et surtout les juges, derniers garde-fous de l’État de droit, témoignent de cette dérive autoritaire [15].
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La peur de la différence. Car la contradiction suppose la diversité, que ce soit dans le domaine des opinions, mais aussi des histoires, des cultures, des origines, des genres… Autant d’éléments qui viennent fragiliser ce discours homogénéisant et qu’il convient donc d’expulser du corps social pour en garantir la pureté. Se retrouve ici toute la charge contre le wokisme, cet appel progressiste à demeurer éveillé et vigilant face aux discriminations systémiques qui perdurent dans la société et dont le mouvement conservateur a complètement inversé la signification pour le décrier comme un mouvement radical qui ne viserait qu’à endoctriner la jeunesse et qui aurait corrompu les institutions [16]. Cette peur de la différence se retrouve aussi dans le discours anti-immigration qui cible de manière très violente les étrangers accusés « d’empoisonner le sang des États-Unis », d’importer de « mauvais gènes », ou encore de violer des enfants et de manger des animaux domestiques [17].
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L’appel aux classes moyennes frustrées. (….)
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La base électorale de Trump est constituée par les hommes blancs sans diplômes [19]. Si le contexte de l’élection de 2024 lui a permis de progresser auprès de catégories qui lui étaient traditionnellement défavorables, comme les hommes d’origine latino-américaine et les jeunes, la perception négative de la situation économique du pays et surtout le sentiment de dégradation de la situation financière des familles ont fortement motivé l’adhésion au camp républicain. Comme s’y emploient la plupart des populismes, le discours antisystème et anti-élite de Trump a su séduire les catégories sociales en voie de déclassement. Pour contrer le pessimisme des classes moyennes frustrées à l’égard du système politique en place jugé comme incapable d’améliorer leur sort, Trump leur vend du rêve en invoquant le retour à « l’âge d’or de l’Amérique » ou en proclamant le « jour de la libération ».
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Le nationalisme et l’obsession du complot. Faire vibrer la fibre nationale permet de rassembler la masse autour d’une identité partagée, qui se renforce d’autant plus qu’elle désigne des boucs émissaires et doit combattre des ennemis de l’ombre. Ce repli nationaliste est une constante de la logique fasciste (…)Cette rhétorique nationaliste et xénophobe se renforce d’autant plus qu’elle s’appuie sur la théorie du complot. La nation et ses valeurs fondatrices seraient minées de l’intérieur par ses ennemis (les Wokes, les démocrates, les juges, l’État profond…) [20]. Les thèses complotistes, alimentées par les réseaux sociaux et qui ont largement profité de la pandémie, ont ressurgit durant la campagne présidentielle, notamment lors de la tentative d’assassinat du candidat Trump le 13 juillet 2024 en Pennsylvanie [21].
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La vie est une guerre permanente. Dans la continuité du paradoxe précédent, la vie est perçue comme une lutte constante et le pacifisme apparaît comme l’ennemi. (…)
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L’élitisme populaire et le mépris pour les faibles. Le peuple est érigé en fondement de la légitimité du leader, mais c’est une masse informe qui ne s’exprime qu’à travers celles et ceux qui s’en proclament les incarnations. Cette masse, source de pouvoir, doit donc être organisée de manière hiérarchique pour que toute dissidence, désignée comme une faiblesse, soit éliminée, afin que la puissance de la masse ne vienne pas renverser le leader autoproclamé. Les liens qui se dessinent entre le trumpisme et le masculinisme viennent renforcer cette politique de la puissance et de la domination [24]. Les femmes sont aujourd’hui les premières victimes de cette recrudescence de la domination masculine. Depuis l’élection de Trump, les discours misogynes et sexistes explosent sur les réseaux sociaux, notamment sur X avec les slogans « Ton corps, mon choix » et « Le patriarcat est de retour ! » [25]. Le rapatriement de l’influenceur masculiniste Andrew Tate en Floride, en février 2025, sous-pression du gouvernement américain pour le soustraire aux poursuites judiciaires pour traite d’êtres humains et viols [26], constitue un marqueur fort de cette complicité idéologique.
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Le culte du héros. (…)
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Le machisme. (…)
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Le populisme qualitatif. Pour prendre de la distance avec la démocratie représentative, fondée sur une forme de populisme quantitatif où chaque personne citoyenne vote et la majorité l’emporte, le fascisme conçoit le peuple comme une entité monolithique exprimant une volonté commune qui n’a pas besoin de décompte, car le chef en est l’interprète. Les parlements deviennent ainsi caducs, de même que tous les contre-pouvoirs censés garantir l’État de droit. Ce lien direct entre le peuple et le chef, définition même du populisme, Trump nous y a habitués depuis son premier mandat en inondant les réseaux sociaux de messages, puis en créant son propre réseau, Truth Social, quand il ne contrôlait pas encore tweeter (devenu X) avec la complicité d’Elon Musk. Cet usage effréné de la communication en direct se double d’une critique de toutes les instances de médiation qui peuvent s’immiscer entre la population et le pouvoir exécutif, que ce soit les parlements, le système de justice, ou encore les médias traditionnels. Le pouvoir autoritaire ne peut tolérer tous ces contre-pouvoirs pourtant garants d’une saine vie démocratique. Or, sans ces instances de médiation visant la pacification des rapports sociaux, c’est le retour de la loi de la jungle.
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La novlangue. Finalement, en clin d’œil à 1984 de George Orwell, Eco rappelle que tous les manuels scolaires nazis et fascistes utilisaient un vocabulaire et une grammaire assez simple pour éviter les raisonnements complexes et la critique. L’objectif n’était pas ici d’inventer une nouvelle langue, mais plutôt d’appauvrir la langue d’usage. Il s’agissait en fait de l’épurer des concepts compliqués, et surtout ceux qui permettaient de révéler une réalité que ces pouvoirs autoritaires ne voulaient pas voir. Quoi de mieux pour nier la réalité que de bannir les mots qui servent à la décrire ? Difficile de ne pas faire le parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui aux États-Unis. Émilie Nicolas nous rappelait récemment dans sa chronique que plus de 250 mots ont déjà été bannis des sites web du gouvernement fédéral américain, ou qui déclenchent automatiquement une enquête administrative à l’égard de celles et ceux qui les emploient [32]. Et cela, c’est sans compter les interdictions de livres dans les écoles publiques qui, pour la seule année 2023–2024, se sont élevées à plus de 10 000 titres censurés [33].
Umberto Eco, décédé en février 2016, terminait son texte en appelant à la vigilance pour démasquer les résurgences du fascisme. Et, comme frappé d’un éclair prémonitoire, il citait cette parole du président Roosevelt datant de 1938 : « J’ose dire que si la démocratie américaine cessait de progresser comme une force vive, cherchant jour et nuit, par des moyens pacifiques, à améliorer la condition de nos citoyens, la force du fascisme s’accroîtra dans notre pays » [34]. Nous y sommes.
Raphaël Canet, 11 avril 2025
https://alter.quebec/pourquoi-le-trumpisme-est-un-fascisme/
Perché il trumpismo è fascismo
https://andream94.wordpress.com/2025/04/19/perche-il-trumpismo-e-fascismo/
[1] Courrier international, « La capitulation de l’université Columbia face à Trump », 24 mars 2025.
[2] Umberto Eco, Cinq questions de morale, Paris, Grasset, 2000. Traduction française de l’édition italienne parue en 1997 aux éditions Bompiani.
[3] Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Paris, Grasset, 2017.
[4] Eco, op. cit., p.18.
[5] Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1999. La version originale de ce livre est parue en anglais en 1994 en Grande-Bretagne.
[6] Eco, op.cit., p.22.
[7] Idem., p.25.
[8] Idem. P.24.
[9] Giuliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Paris, Gallimard, 2023, p.175.
[10] Op. cit., p.182.
[11] Aurélia End, « La “destinée manifeste”, ce concept du XIXe siècle repris par Trump », Le Devoir, 29 janvier 2025.
[12] Audrey Garric, « Plus de 1 900 chercheurs américains lancent un SOS face aux attaques de Donald Trump contre la science », Le Monde, 1er avril 2025.
[13] Sophie-Hélène Lebeuf, « Bang, bang, bang ! : la rafale d’actions au cœur de la stratégie de Donald Trump », Radio-Canada, 14 février 2025.
[14] Théodore Azouze, « Donald Trump : sa stratégie de saturation médiatique qui laisse les démocrates sans voix », L’Express, le 30 janvier 2025.
[15] Richard Hétu, « Donald Trump contre la magistrature fédérale : une escalade judiciaire dangereuse », La Presse, 21 mars 2025.
[16] Collin Binkley, « Trump veut débarrasser l’éducation du wokisme et de l’endoctrinement de gauche », Le Devoir, 15 novembre 2024.
[17] AFP, « Trump accuse les migrants d’importer de “mauvais gènes” au pays », La Presse, 7 octobre 2024.
[18] Julien Damon, « La situation des classes moyennes aux États-Unis. Une revue de la littérature récente », Futuribles, 439 (6), 2020, pp. 19–34.
[19] Zachary B. Wolf, Curt Merrill et Way Mullbry, « Anatomy of three Trump elections How Americans shifted in 2024 vs. 2020 and 2016 », CNN Politics, 6 novembre 2024.
[20] Aurélia End, « L’ennemi de l’intérieur, cette obsession grandissante de Trump », La Presse, 3 juin 2024.
[21] Julie Pacorel, « Les théories du complot déferlent après la tentative d’assassinat de Trump », Le Devoir, 15 juillet 2024.
[22] Piotr Smolar et Ivanne Trippenbach, « Aux États-Unis, des manifestations massives contre l’administration Trump : Les gens commencent à souffrir. Ils perdent leur job, leur argent, leur retraite », Le Monde, 6 avril 2025.
[23] Fabien Deglise, « Donald Trump lorgne-t-il un défilé militaire pour son anniversaire ? », Le Devoir, 8 avril 2025.
[24] Francis Dupuis-Déri, « Masculinité et politique à l’ère du trumpisme », The Conversation, 7 mars 2025.
[25] Pauline Rouquette, « “Your body, my choice” : après l’élection de Trump, sexisme et antiféminisme déferlent en ligne », France 24, 13 novembre 2024.
[26] Ani Sandu, « L’influenceur masculiniste Andrew Tate a pu quitter la Roumanie pour les États-Unis », La Presse, 27 février 2025.
[27] Stanislas Poyet, « Qui sont les “Proud Boys”, la milice pro-Trump prônant l’usage de la violence ? », Le Figaro, 30 septembre 2020.
[28] FHAR, Rapport contre la normalité, Paris, Champ libre, 1971.
[29] Susan Sontag, « Réflexions sur la lutte des femmes », Les Temps modernes, n° 317, décembre 1972.
[30] Radio Canada, « Des millions de femmes à travers le monde manifestent contre Trump », le 21 janvier 2017.
[31] Fanny Arcand, « Des chaînes humaines pour dénoncer les politiques de Trump », La Presse, 8 mars 2025.
[32] Émilie Nicolas, « Victoire antiwoke », Le Devoir, 27 mars 2025.
[33] Denis Wong, « Ces livres interdits qui divisent les Américains », Radio-Canada Info, 24 octobre 2024.
[34] Eco, op. cit., p.50.