Chronique de Gérald LE CORRE – responsable santé travail UD CGT 76
12 jours après l’incendie de l’usine LUBRIZOL, l’enquête indépendante mise en place par la CGT avec le soutien des organisations du collectif unitaire commence à porter ses fruits. Le recueil d’information sur qui a vu quoi avant l’incendie ou pendant les premières heures de l’accident, auprès des travailleurs, notamment ceux de la sous-traitance, des livreurs, des pompiers…, auprès des riverains qui connaissent bien la zone industrielle a permis de révéler, avec le concours de la presse, ce que la préfecture, la DREAL et la direction de LUBRIZOL voulait cacher.
Ainsi, nous avons pu rendre public ce que les autorités souhaitaient cacher et notamment les éléments suivants :
– Le fait que les pompiers sont intervenus sans les équipements nécessaires (pas de masques spécifiques risques chimiques, pas de masque offrant une protection suffisante concernant les fibres d’amiante, manque de bouteilles pour les ARI (appareil respiratoire isolant), bottes non étanches…),
– La présence de milliers de mètres carrés de toiture amiantée partie en fumées
– Des manquements manifestes dans la recherche des polluants dangereux pour la population comme l’absence de recherche de certaines cancérogènes dans l’air comme les Hydrocarbures Aromatiques Polycyclique…
– Des comparaisons scandaleuses entre des zones que Mme Buzyn a fini par reconnaitre comme polluées et des zones dites témoins[1] considérées comme significatives de la pollution avant l’accident. Les scientifiques indépendants avec qui nous travaillons[2] le résume en un mot : « « Autant vous dire qu’aux vues des concentrations mesurées pendant et après l’incendie à Lubrizol, si les niveaux mesurés sont « sans risques et proches de ceux mesurés habituellement » comme le déclare la préfecture locale, la zone industrielle portuaires de Fos sur mer, reconnue comme l’une des plus polluées en Europe devrait désormais être considéré comme une partie des environnements les moins contaminés de France! »
– Le fait que Normandie Logistique, dirigé par le représentant du MEDEF sur la zone portuaire de Rouen, stockait en quantité des produits chimiques dangereux propriété de LUBRIZOL.
– Le non-respect d’obligations réglementaires avec des risques pour la santé des travailleurs concernant l’interventions des sociétés extérieures depuis l’incendie qui interviennent sur le site et nos craintes sur la destination finale des « boues » d’hydrocarbures amiantées.
– Les pratiques scandaleuses des employeurs privés qui imposent des congés, des RTT alors qu’au regard du principe « pollueurs-payeurs », l’ensemble des emplois et des salaires doivent être maintenus à la charge de LUBRIZOL, celles des employeurs publics, Education Nationale notamment, qui refusent l’exercice légitime du droit de retrait…
– Encore hier, nous mettions en évidence la sous-estimation du risque amiante par le Préfet sans compter le fait que le gouvernement refuse de prendre en compte les fibres courtes d’amiante malgré la recommandation de l’ANSES.
Malheureusement, nos exigences de transparence ne sont toujours pas mise en œuvre malgré le discours d’Edouard Philippe lors de sa venue à Rouen. Ainsi l’Etat refuse toujours de communiquer des documents et éléments essentiels permettant un débat contradictoire sur les risques pour les travailleurs, la population et l’environnement et notamment tous les courriers et notes internes de la DREAL, de l’inspection du travail et de la préfecture, le nom des experts consultés pour conclure à un risque faible voir nul, d’imposer la levée du secret commerciale sur la composition exacte des produits…
12 jours après le crime industriel, nous y voyons plus clairs sur le possible scénario digne d’une des meilleures séries policières :
– Episode 1 : LUBRIZOL est connue pour de multiples infractions au code de l’environnement ces dernières années selon les rapports de la DREAL rendus publics par l’enquête indépendante ainsi que le dossier pénal ayant amené à une condamnation dérisoire de 4 000€ pour le nuage de Mercaptan que M. BUFFET doit considérer comme de l’argent de poche.
– Episode 2 : Le gouvernement Macron, comme ses prédécesseurs, multiplie une politique d’assouplissement de la réglementation demandée par le patronat que ce soit en matière de code du travail, avec la suppression des CHSCT notamment ou du code de l’environnement.
– Episode 3 : La multinationale dirigée par la 4ème fortune mondiale, M. Warren BUFFET, demande au préfet une autorisation de stockage supplémentaire, sans étude préalable sur les risques, et met en œuvre une action de lobbying comme tous les groupes industriels.
– Episode 4 : Malgré le fait que l’entreprise LUBRIZOL soit un délinquant multirécidiviste en « col blanc » et l’avis, sans doute défavorable, des ingénieurs de la DREAL, le Préfet de la Région avec l’accord à minima de la Ministre du développement durable prend des arrêtés d’augmentation du stockage.
– Episode 5 : le scénario initial dérape le jeudi 26 septembre 2019 avec la survenue d’un incendie dont les causes seront peut-être un jour déterminées dans le cadre de l’enquête judiciaire si les preuves et indices ne sont pas effacés.
– Episode 6 : Les principaux acteurs du « crime en bande organisé » essaient de cacher un maximum d’éléments, raison pour laquelle le gouvernement minimise les risques avant même les premiers résultats d’analyse (cf. déclaration de M. Castaner le matin même de l’incendie). Cela permet mieux de comprendre les déclarations répétées du préfet, du DREAL ou du maire de Rouen sur le fait que LUBRIZOL est une entreprise qui respecte l’ensemble de la réglementation.
– Episode 7 : L’enquête indépendante avec l’aide des médias permet de mettre en évidence plusieurs situations d’infractions.
– Episode 8 : La bande organisée commence à s’inquiéter, LUBRIZOL porte plainte contre X mais tout le monde comprend qu’il s’agit de tenter de reporter la responsabilité sur Normandie Logistique ou un tiers. Depuis hier, c’est le préfet qui modifie un peu son discours vis-à-vis des deux entreprises, sans doute pour tenter tardivement de protéger les ministres et autres politiques qui sont probablement mouillés.
Bref, tout laisse à penser que le préfet, voir le gouvernement, a joué avec les allumettes en choisissant, comme toujours, une politique favorisant les industriels et leurs soifs de profit au détriment de la protection des travailleurs et de la population. Ainsi au-delà d’un accident industriel majeur avec des risques pour la population, la question d’un scandale d’Etat est clairement posée.
12 jours après le crime industriel opéré par la « bande organisée » constituée au moins de la direction de Lubrizol et celle de Normandie Logistique, crime qui risque d’entrainer une multiplication notamment des cas de cancers, le procureur de la république en charge du dossier est étonnement muet ! Comment ne pas faire la comparaison avec la conférence de presse du procureur en charge de la tuerie de 4 fonctionnaires de police de Paris qui moins de 48h après dévoilait les détails de l’enquête judiciaire jusqu’au nombre de SMS envoyés. Dans toute la zone polluée par l’incendie de Lubrizol, des gens risquent de mourir de cancer….. mais dans 10, 20, 30 ans, des cancers qui risquent de passer comme invisibles en absence d’une expertise indépendante permettant de faire en lien, d’un combat collectif acharné comme ceux des « Verriers de Givors », ou des malades d’ADISSEO où les travailleurs sont actuellement en grève en lien avec les risques d’une usine SEVESO. Voilà pourquoi l’expertise indépendante que nous demandons, comprenant des chercheurs et des universitaires non soumis au lobby patronal ou aux pressions de l’Etat doit être accepté par le gouvernement et facturé à Lubrizol.
12 jours après la commission du crime, les autorités judiciaires n’ont pas pris les mesures pour empêcher que les incendiaires et leurs complices éventuels ne modifient la scène du crime. Comment expliquer, 18 ans après l’explosion AZF, où le directeur de police scientifique de Toulouse a reconnu que ses services se sont fait rouler dans la farine par Total, où la justice a mis 9 ans pour récupérer un rapport d’expertise commandé par Total sur la cause de l’explosion, que la justice n’ait pas ordonné des perquisitions immédiates chez Lubrizol, Normandie Logistique mais aussi à la DREAL et à la préfecture de Rouen pour saisir tous les ordinateurs, documents avant que les preuves disparaissent.
Sans dédouaner la responsabilité pleine et entière des industrielles, et au-delà de la complicité de l’Etat, il faut souligner que la CGT a alerté par écrit à des multiples reprises le Ministère du Travail et le préfet de région qui préside le CROCT[3], sur les risques d’un accident AZF en Seine Maritime, l’insuffisance de la réglementation et le manque de moyen humain et juridique de l’inspection du travail[4]. Si le préfet a acté dans le passé des actions de contrôles sur cette question dans le cadre du plan régional santé au travail, nous avons dénoncé le fait que cette action n’a jamais été mise en œuvre. Le 17 février 2018, 2 salariés d’une société sous-traitante trouvaient la mort au sein du site SAIPOL de Dieppe. Après cet accident dont la cause est une organisation défaillante pour faire vite et pas cher, l’administration a une nouvelle fois accepté une réunion du travail avec les organisations syndicales sur les risques d’explosion….. mais n’a convoqué la première réunion qu’un an après, réunion qui ne débouche sur rien de concret.
Obtenir la transparence complète, l’expertise indépendante, un véritable suivi médical, la prise en charge par LUBRIZOL selon le principe « pollueurs-payeurs » de tous les coûts directs et indirects dont la dépollution compète et le maintien des rémunérations de tous les salariés impactés ne se fera pas sans une puissante mobilisation populaire.
(…)
Au regard des projets actuels du gouvernement en matière de santé au travail, c’est-à-dire un assouplissement majeur des obligations du code du travail pour les employeurs sur la base du rapport LECOCQ, où en matière d’environnement avec le rapport remis au premier ministre le 23 septembre 2019 sur « 5 CHANTIERS POUR SIMPLIFIER ET ACCELERER LES INSTALLATIONS INDUSTRIELLES », les travailleurs et la population ont des bonnes raisons pour craindre dans un avenir proche que de nouveaux crimes comme AZF ou LUBRIZOL soient commis.
Au-delà de Lubrizol, c’est toute la question des risques industriels et sanitaires qui est posée. La vraie question aujourd’hui n’est pas savoir où doivent être situées les usines dangereuses mais qui les dirigent. Tant que nous laisserons les usines chimiques, nucléaires ou les productions pharmaceutiques (cf. le procès Médiator…) entre les mains des capitalistes, le risque sera présent pour les travailleurs et la population.
Gérald LE CORRE
Le 8 octobre 2019