Media­part « Assu­rance-chômage: le gouver­ne­ment s’en­tête à créer des inéga­li­tés »

Media­part, 5 AVRIL 2021 PAR CÉCILE HAUTEFEUILLE

Extraits

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Denis Gravouil, le négo­cia­teur CGT sur l’as­su­rance-chômage est sidéré. « On frise l’in­com­pé­tence ! »,s’em­porte-t-il, à la lecture du décret de la réforme d’as­su­rance-chômage, publié le 31 mars au Jour­nal offi­ciel« Le minis­tère du travail n’a pas réagi aux alertes et laissé passer des inéga­li­tés flagrantes ! »

Comme Media­part l’a déjà détaillé ici, le premier volet de la réforme doit s’ap­pliquer dès le 1er juillet, avec la mesure la plus brutale, modi­fiant le mode de calcul du salaire jour­na­lier de réfé­rence (SJR) qui défi­nit le montant des allo­ca­tions-chômage.

Au lieu de partir d’une moyenne des salaires perçus les jours travaillés par un sala­rié pendant un an, la nouvelle règle prend égale­ment en compte des périodes d’inac­ti­vité, en remon­tant jusqu’à deux ans en arrière. La formule fait s’ef­fon­drer le montant des allo­ca­tions-chômage.

Les inter­mit­tents de l’em­ploi, qui alternent acti­vité réduite et périodes chômées, en paie­ront le prix fort. 1,15 million de personnes seront poten­tiel­le­ment concer­nées, la première année d’ap­pli­ca­tion, par la baisse des allo­ca­tions à l’ou­ver­ture de droit. En moyenne, la baisse de l’in­dem­nité jour­na­lière sera de 17 % mais pourra, dans certains cas, dépas­ser 40 %, selon une étude d’im­pact de l’Uné­dic qui embar­rasse le gouver­ne­ment.

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Le gouver­ne­ment a donc trouvé une nouvelle formule et instauré un plafond. Toutes les périodes d’inac­ti­vité n’en­tre­ront pas dans le calcul, elles repré­sen­te­ront au maxi­mum 75 % du temps en emploi. Dit autre­ment : le nombre de jours non travaillés pris en compte ne pourra pas dépas­ser 43 % de la période totale.

Problème : l’ins­tau­ra­tion de ce plafond génère toujours des inéga­li­tés. Et de taille ! Des personnes ayant eu, dans leur parcours profes­sion­nel, un arrêt mala­die de plus de quinze jours, un congé mater­nité, pater­nité ou paren­tal ou encore des périodes d’ac­ti­vité partielle pour­raient être lésées.

La régle­men­ta­tion prévoit en effet de « neutra­li­ser » toute période durant laquelle le contrat de travail a été suspendu et où les rému­né­ra­tions ont été moindres ou nulles. Cela signi­fie que ces périodes n’entrent pas dans le calcul des allo­ca­tions-chômage. Seule la rému­né­ra­tion habi­tuelle, prévue dans le contrat de travail, est prise en compte.

Jusqu’ici, rien de fâcheux. Au contraire, la règle qui exis­tait avant la réforme (comme évoqué ici par Media­part) est censée être plus juste.

Le problème vient du nouveau mode de calcul du SJR. Conju­gué à cette règle de neutra­li­sa­tion, il crée des effets pervers, repé­rés dans le projet de décret par les services de l’Uné­dic. Cela péna­li­sera, là encore, des personnes ayant eu une carrière frac­tion­née. Et donc, les plus précaires.

« En propor­tion, les jours non travaillés pour­raient être plus impor­tants que les jours travaillés, compte tenu des périodes de contrat neutra­li­sées », prévient le gestion­naire de l’as­su­rance-chômage, dans un docu­ment de travail, daté du 19 mars, que Media­part a pu consul­ter.

Sur ce même docu­ment, l’Uné­dic pour­suit : « Aucune dispo­si­tion du projet de décret ne prévoit que les jours d’in­ter-contrats sont réduits à due-propor­tion du nombre de jours travaillés neutra­li­sés, ce qui peut impac­ter à la baisse le SJR »Docu­ment de travail de l’Uné­dic, daté du 19 mars. © Capture d’écran.

Un exemple vient ensuite étayer ces affir­ma­tions. Une femme ayant alterné travail et chômage et ayant pris un congé mater­nité aura un salaire jour­na­lier de réfé­rence réduit de 14 % par rapport à une personne ayant eu exac­te­ment la même trajec­toire, mais sans congé mater­nité.

L’Uné­dic a donc prévenu le minis­tère du travail, sans aucune ambi­guïté. Et a pris soin d’aler­ter, en parti­cu­lier, sur les neutra­li­sa­tions liées à l’ac­ti­vité partielle, dont on connaît l’usage massif depuis un an.

« L’ap­pré­hen­sion de cet impact mathé­ma­tique est d’au­tant plus impor­tante que de nombreux allo­ca­taires ont connu et vont conti­nuer de connaître des périodes d’ac­ti­vi­tés partielles. Nous souhai­tons vous aler­ter sur ce point, si toute­fois il n’a pas d’ores-et-déjà été iden­ti­fié par vos services. »L’Uné­dic a prévenu le minis­tère du travail, sans aucune ambi­guïté, sur cet « effet de bord ». © Capture d’écran.

Pour­tant, rien n’a été corrigé.

Solli­cité par Media­part, le minis­tère du travail assure que « l’effet théo­rique soulevé par l’Uné­dic est bien pris en compte [et qu’il] est déjà partiel­le­ment corrigé par le plafon­ne­ment des périodes d’inac­ti­vité à 75 % des périodes travaillées intro­duit dans le décret ».

Toute­fois, les services d’Éli­sa­beth Borne semblent recon­naître le sérieux problème posé.

« On travaille actuel­le­ment avec Pôle emploi pour évaluer combien de personnes sont concer­nées, quel est l’im­pact pour elles et quelles solu­tions juri­dique et opéra­tion­nelle leur appor­ter »,précisent-ils, en conclu­sion.

« C’est hallu­ci­nant ! commente Denis Gravouil, de la CGT. Il ne s’agit même plus d’iné­ga­li­tés mais de risque de discri­mi­na­tion. Cela pour­rait inté­res­ser la Défen­seure des droits »,ajoute-t-il.

À salaire égal et emploi égal, des indem­ni­tés jusqu’à 24 fois moins élevées

Son orga­ni­sa­tion syndi­cale prépare par ailleurs un nouveau recours devant le Conseil d’État. Recours qui pour­rait se nour­rir des récents travaux de Mathieu Grégoire, socio­logue et maître de confé­rences à l’uni­ver­sité Paris Nanterre. Il a décor­tiqué le décret et relevé, à son tour, des inéga­li­tés « dispro­por­tion­nées » et inquié­tantes. Il démontre que le plafond mis en œuvre dans le décret n’y change rien.

Mathieu Grégoire a récem­ment publié une série de billets sur son blog Media­part pour déve­lop­per ses analyses sur la réforme, accom­pa­gnées d’exemples concrets.(…)

Ici, il décrypte qu’un seul contrat court dans une carrière pourra avoir des effets néfastes. Il note que « dans certaines condi­tions, travailler pourra non pas faire “gagner plus […] mais se traduire par une perte nette de revenu. La perte de droits causée par un emploi sera très supé­rieure au salaire apporté par cet emploi ».

Dans cet autre billet, Mathieu Grégoire décons­truit les argu­ments de la ministre du travail, selon lesquels « la réforme ne réduit pas les droits car les allo­ca­tions sont versées pendant plus long­temps ». Au contraire, Mathieu Grégoire démontre que les droits « sont pure­ment et simple­ment réduits en perma­nence » pour les sala­riés alter­nant chômage et emploi.

Aujourd’­hui, la moitié des allo­ca­taires indem­ni­sés travaillent, chaque mois, en acti­vité réduite. Et près de la moitié d’entre eux perçoivent, en plus de leur revenu, des allo­ca­tions-chômage.

Elles peuvent en effet être versées, dans certaines condi­tions, pour complé­ter un petit salaire. Ce dispo­si­tif est censé encou­ra­ger la reprise d’ac­ti­vité. Or, la réforme du SJR pourra consi­dé­ra­ble­ment amoin­drir, voire annu­ler, cette possi­bi­lité. Ce point avait déjà été déjà iden­ti­fié lors de la première version de la réforme.

Dans son analyse d’im­pact, l’Uné­dic précise d’ailleurs que 40 % des écono­mies liées au nouveau calcul du SJR « sont liées au moindre cumul allo­ca­tion revenu ».

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Ce que va perce­voir, chaque mois, un deman­deur d’em­ploi dépend en effet de deux critères : d’une part son allo­ca­tion jour­na­lière, déter­mi­née par le fameux SJR. Et d’autre part, le nombre de jours qui lui seront versés.

Pour un même nombre d’heures de travail et un même salaire, la seule répar­ti­tion des périodes d’em­ploi dans le calen­drier conduit à d’énormes diffé­rences.

Voici l’exemple de Félix et Marjo­rie. « Leurs emplois et leurs salaires ne diffé­rent que par leur répar­ti­tion dans les 24 mois de la période de réfé­rence et par les dates de leurs contrats, détaille Mathieu Grégoire.Félix a perçu 19 000 euros d’in­dem­ni­sa­tion, sur deux années. Marjo­rie 800 euros, c’est-à-dire 24 fois moins. »L’exemple de Félix et Marjo­rie, détaillé par Mathieu Grégoire, à l’aide de son simu­la­teur. © Capture d’écran.

Sur son blog, le socio­logue propose de nombreux autres cas types, assor­tis de graphiques, pour faci­li­ter la compré­hen­sion. Selon lui, « il faut bien avoir à l’es­prit que le chiffre de 17 % de baisse moyenne de l’in­dem­ni­sa­tion pour 1,15 million d’al­lo­ca­taires avancé par l’Uné­dic ne concerne que le montant de l’in­dem­nité jour­na­lière. En réalité, la baisse totale de leurs droits sera beau­coup plus impor­tante car le nombre d’in­dem­ni­tés jour­na­lières servies mensuel­le­ment sera en très forte dimi­nu­tion dans le cadre de l’ac­ti­vité réduite  ».

Désor­mais, plusieurs orga­ni­sa­tions syndi­cales préparent leur recours devant le Conseil d’État. Outre la CGT, FO avait annoncé ses inten­tions dès la publi­ca­tion du projet de décret. Quant à la CFDT, elle confirme à Media­part « que cette possi­bi­lité est à l’étude ».

Le gouver­ne­ment n’a pas voulu renon­cer à cette réforme. Malgré la pandé­mie. Malgré la crise sociale et écono­mique. Et malgré les contes­ta­tions unanimes des orga­ni­sa­tions syndi­cales. Même les écono­mistes qui avaient soutenu Emma­nuel Macron en 2017 n’y croient plus, comme le raconte Le Monde. Parmi eux – et c’est tout un symbole – Jean Pisani-Ferry qui avait gran­de­ment nourri le programme écono­mique du candi­dat Macron.

Avec cette nouvelle séquence de confi­ne­ment natio­nal qui s’ouvre, pour au moins trois semaines, le service après-vente de la réforme s’an­nonce compliqué pour l’exé­cu­tif. L’en­trée est vigueur est dans à peine trois mois. Comment, dans le contexte actuel, justi­fier une baisse des droits pour les plus précaires ?

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Les inter­mit­tents de l’em­ploi, eux, ne comptent pas rendre les armes. L’abro­ga­tion de la réforme fait toujours partie des reven­di­ca­tions portées dans les lieux de culture occu­pés, partout en France. Quelques occu­pa­tions ponc­tuelles d’agences Pôle emploi ou d’une direc­tion régio­nale de l’opé­ra­teur comme ici à Lyon commencent d’ailleurs à essai­mer.

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