Je précise que mes réflexions portent sur l’exposé de l’auteur lors de la conférence proposée par l’Institut d’études populaires de Poitiers (IEPOP) le 1er février, et non sur son livre Sortir de l’imposture sécuritaire1 (que je n’ai pas lu), ni sur le débat après l’exposé (auquel je n’ai pas assisté pour l’essentiel). Peut-être ceux-ci éclairent-t-il l’exposé… Mais ce dont je parle ici a un intérêt plus général en pointant une tendance à analyser les problèmes avec des catégories de pensée relevant d’une évidence qui, pour être normative, n’en a pas les attributs.
De ce point de vue, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne méthode d’opposer au discours sécuritaire — de la force —, celui de la sûreté — de « l’engagement réciproque des citoyens », ou de la confiance — sur le mode d’une déformation que le premier viendrait opérer sur un droit des origines, fondé sur les Lumières et mis en place au début de la révolution française, de 1789 à 1791. Ils procèdent l’un et l’autre d’une même matrice, celle de la révolution bourgeoise.
Je suis, pour ma part, toujours très étonné de voir des analyses de la gauche radicale se revendiquer des Lumières, en la recevant comme l’énoncé de principes abstraits, dont la critique consiste à exiger leur réalisation concrète dans le vécu de tous. Bref, de dépasser leur caractère seulement abstrait, leur formalisme, dans le réel. Cette manière de voir pour être idéaliste est fondamentalement problématique, dans la mesure où, partant d’une pensée, celle des philosophes des Lumières, elle n’en critique pas les principes, mais leur caractère abstrait, sans voir que cette pensée n’est pas si abstraite que cela pour être, comme toute pensée, fondée sur un sens de la vie spécifique à la bourgeoisie. Ce sens vital qui est, selon ma lecture2 3 du dernier Marx, la rationalité propre du travail. C’est cela la référence principielle aux Lumières : l’enfermement du devenir de l’« émancipation » dans la logique propre du capital, sous couvert d’une logique progressiste de l’Histoire.
Comme dit Marx, une classe qui fait la révolution se représente comme universelle par rapport à la particularité historique de la classe dépassée, la noblesse, dont elle est la négation absolue. Sous l’ancien régime, le Tiers-État était représenté comme unifié autour de la bourgeoisie. Aussi celle-ci pouvait-elle se représenter comme universelle, en s’empressant de voter son évidente loi Le Chapelier4 et son principe de propriété. C’est cela « le droit des origines », de « l’engagement réciproque des citoyens » autour de la confiance d’un peuple en son projet soi-disant universel.
Seulement il y a une spécificité française, celle de sa révolution bourgeoise. Car dans l’extrême tension du moment, où s’expriment des haines réciproques, la bourgeoisie, tout en conservant l’« évidente » universalité de son sens vital, ne peut que se heurter à des expressions de contradictions exacerbées. Et c’est le moment de la Terreur (Robespierre, Saint-Just, etc.) qui révèle la contradiction apparue avec l’expérience de leurs intérêts « autonomes » par les sans-culottes. (de ce point de vue, les « Robespieriens » ne pouvaient que perdre, pour être les seuls à se référer à une universalité devenue évidemment abstraite, alors que les autres parties (royaliste, bourgeois des girondins notamment, sans-culottes) lisaient la réalité à travers la grille de leurs intérêts propres. C’est d’ailleurs, pour moi, pour avoir lu ses intérêts à travers le prisme des principes bourgeois par leur simple historicisation, que le mouvement ouvrier s’est lui-même engagé dans une universalité abstraite le menant là où il en est). En tout cas, le « droit à la sécurité » émerge avec cette contradiction, et c’est pour l’avoir vécu que la bourgeoisie triomphant politiquement avec la réaction thermidorienne va s’en inspirer à l’avenir. Pour une classe qui se voit universelle, l’opposition et le conflit ne sont pas des situations normales. Et quand survient le conflit, il doit être traité par la force.
C’est à sa révolution bourgeoise que la France doit sa spécificité jacobiniste et en matière juridique. Car au moment de cette révolution, des monarchies « constitutionnelles » existaient déjà en Europe (Angleterre, Pays-Bas, Suède, etc.). Leur origine et à rechercher dans la faiblesse et le manque d’unité de la noblesse, qui conduisit par exemple à la Magna Carta (1215) octroyée par Jean Sans Terres en Angleterre… Ces monarchies « constitutionnelles » ont, avec le temps, permis à la réalité du pouvoir économique de la bourgeoisie de jouer un rôle politique de plus en plus important, alors qu’en France il a fallu une révolution pour accéder à un pouvoir politique verrouillé par la monarchie absolue et une noblesse arrogante et sûre d’elle-même. Là où le sens vital de la bourgeoisie a pu s’imposer avec le temps en l’absence de contradictions antagoniques, il s’est imposé en France dans une révolution. C’est aussi pourquoi ce sens vital se réalise concrètement de plus en plus, avec l’ultralibéralisme, avant tout dans les pays anglo-saxons, et en la matière, la France a pris « un retard » que Macron se fait fort de combler…
En la matière, les États-Unis constituent le fer de lance du mouvement, car pour eux les choses sont plus simples. La guerre d’indépendance s’est faite sans « haines de classes » (la noblesse était en Angleterre), mais contre les attributs d’un pouvoir politique (armée, administration). Sans révolution au sens fort (conflits de classes) et de par les structures économiques et sociales (plantation esclavagiste, petits propriétaires terriens…), le sens vital de la bourgeoisie a pu se développer dès le début sur une terre quasi vierge, sans trop besoin de « béquilles » comme sur le continent. (Évidemment, tout ceci est à gros trait, l’histoire étant toujours beaucoup plus complexe que ce qu’on peut en dire…).
Certes, critiquer le « droit à la sécurité », en référence au « droit à la sûreté » (le fameux libéralisme anglo-saxon) peut prétendre s’opérer en distinguant libéralisme économique et politique, il reste que cette distinction est trompeuse : c’est la liberté économique, où gît le sens vital bourgeois, qui appelle la liberté juridique et l’égalité formelle devant la loi, et qui charpente la forme de son effectivité.
Dans un texte fameux du livre I du Capital, Marx conclut, au sujet du conflit entre la force de travail et le capital, « droit contre droit … qui décide ? La Force » . Pris dans les rais des Lumières, les commentateurs en font, unanimement, un contresens pour moi évident. Si on lit toute la logique du Capital, on voit qu’il ne nous dit pas que tout est question de rapport de force (rapport de force qui explique tout hors du contexte dans lequel il s’exprime, étant lui-même le contexte), mais que la force vient ici s’exprimer dans un même langage, partagé, celui du droit exprimant le sens vital. Et c’est une fait que la force de travail vient ici revendiquer, habitée de la rationalité propre du travail, comme il est un fait que les syndicats viennent, aujourd’hui, parler ce langage autour de la table de négociation en tant que partenaires-sociaux. De même voit donc que le « droit de la force » s’exerce sur le fond du « droit de la confiance » de l’ultralibéralisme, soit un système anesthésié de ses sensibilités à d’autres sens vitaux que celui unilatéral, et par là dictatorial, du capital.
Bien sûr qu’il faut lutter contre « le droit à la sécurité », mais non pas en référence à un droit de la confiance, qui a confiance non pas en un autre en général, mais en celui qui est habité du même sens unilatéral, mais en référence donc à une émancipation dont il nous faut construire le concept en nous libérant de la dictature de l’unilatéral. Sinon nous risquons fort de nous retrouver dans les eaux troubles du capital qui veut se libérer de la force extérieure comme « béquille », pour une force anesthésiée et en cela interne. Quoi de plus sûr pour lui… Merci Macron !
Philippe Bayer
(photo : maanhom)
- Vincent Sizaire, Sortir de l’imposture sécuritaire, Éditions La Dispute (2016, 13€). Présentation de l’ouvrage par l’éditeur : Au nom d’un impossible droit à la sécurité, la fuite en avant que nourrit l’idéologie sécuritaire étend sans fin le champ du pénalement répréhensible. Pourtant, loin d’améliorer l’efficacité de la réponse à la délinquance, cette escalade conduit à une paradoxale impuissance répressive. Ce livre nous donne les clés pour renverser cette imposture. Vincent Sizaire, magistrat, rappelle que le « sécuritarisme » contemporain, loin de participer d’une quelconque modernité, n’est que le dernier avatar du vieux fonds autoritaire bonapartiste. Depuis deux siècles, celui-ci résiste à la mise en œuvre du principe républicain de sûreté, posé au fondement de notre code pénal par les Constituants de 1791. L’auteur en réveille alors la puissance démocratique originelle, qui vise à protéger les droits fondamentaux des citoyens contre l’arbitraire répressif. Il montre enfin que la réaffirmation de ce principe dans notre droit pénal permettrait de remettre ce dernier à sa juste place : celle d’un puissant outil de lutte contre tous les abus de pouvoirs – notamment en matière économique et sociale –, seule manière de garantir l’efficacité bien comprise de la répression. Dans un contexte où la violence terroriste sert d’exutoire à toutes les passions répressives, il est urgent de redécouvrir ce principe révolutionnaire pour sortir enfin de l’impasse sécuritaire. ↩
- Philippe Bayer, Le Dernier-Marx : critique radicale de la valeur travail, L’Harmattan (2014, 25€). ↩
- Philippe Bayer, La critique radicale de l’argent et du capital chez le Dernier-Marx, L’Harmattan (2015, 25€). ↩
- Rejetant les corps intermédiaires au prétexte qu’il n’aurait plus dorénavant que « l’intérêt particulier de chaque individu, et l’intérêt général », l’Assemblée constituante a proclamé en mars 1791 la loi d’Allarde supprimant les corporations, puis, en juin 1791, la loi Le Chapelier interdisant les assemblées, rassemblements et mutuelles professionnelles ; un véritable « coup d’État des bourgeois » d’après Marx. ↩
Le contenu de la conférence probablement, et en tout cas la présentation de l’ouvrage par l’éditeur appellent opportunément cette réflexion critique qui s’adresse moins à l’intervenant-auteur qu’au tenants d’une radicalité qui n’arrive pas à se déprendre de la croyance en une histoire linéaire et forcément progressiste. On ne peut pas faire aujourd’hui l’économie de questionner ces catégories qui paraissent intangibles — notamment le travail mais aussi la marchandise et évidemment l’argent — ou de s’interroger sur cette idée de faire reposer des revendications sur l’application réelle de droits estampillés « purs ». Il n’en reste pas moins que l’aspiration au bien vivre associée aux principes de justice sociale et d’égalité en droit restent universelle, d’actualité et à défendre. Comment ? de ce point de vue ton texte tout à la fois (« en même temps » comme dirait Macron 😉 nous éclaire et nous laisse sur notre faim.
La question posée, si je ne me trompe, est celle de la possibilité de critères universels du bien qui ne soient pas la simple réfraction de la soumission à la force sociale dominant la lutte des classes, soit la bourgeoisie.
J’ai posé la question à l’auteur qui n’ y a pas accordé d’importance lors de la soirée.
Je pense que des phrases des Lumières, issues d’un contexte de luttes de classes rudes comme en la fin du 18ème siècle en France, qui furent assurément marquées par leur inspiration bourgeoise, peuvent être devenues à potentiel universaliste de nos jours. Des énoncés des sans-culottes de l’époque l’étant assurément, et nous avons à le développer plus souvent.
Ainsi la question d’un droit autonome, avec ses us et coutumes propres , fut dénoncé par des militants des années 1970 comme étant simple acceptation de la domination bourgeoise. Or, l’exemple de l’Union des républiques soviétiques et socialistes (URSS) montre que la domination d’une caste bureaucratique, avérée dès les années 1930 au plus tard, niant toute autonomie au juridique a des conséquences terribles. Les procès de Moscou des années 1930 n’étant qu’un exemple, atroce, parmi d’autres de cette négatio de l’autonomie du droit.
Je ne reproche nullement à Philippe de tenter de réhabiliter les crapules staliniennes, mieux vaut ici le préciser.
Je veux affirmer que le Droit comme catégorie autonome est à préserver. Ce qui entraîne la recherche de catégories à vocation universelle pour ce droit. Qu’en dire de plus, je ne sais pas et cette soirée ne m’a pas convaincu au-delà.
Je sais que nous avons défendu ,ces dernières années, en vain, un certain droit, un certain droit du travail, face à Hollande et Macron, avec raison.
La référence aux Lumières peut être source de grande confusion et de soumission à l’ordre bourgeois, mais elle n’est pas que cela, à distance historique de sa production d’idées.
La réponse de PB a été republiée sous la forme d’un article autonome Où l’on continue à prendre les vessies du capital pour des lanternes de l’Histoire.